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La poudre de Berlinpinpin

Les nuits berlinoises sont réputées pour leur liberté et leur clubbing à nul autre pareil. Mais la magie de la fête n’est pas seulement due à la bonne humeur ou à l’abus de shots de Jägermeister. La cocaïne est presque devenue un produit de grande consommation dans la capitale de la nuit européenne. Sans jugement ni condamnation, lettre ouverte d’une fêtarde patentée à ses amis cocaïnomanes 

Dans les commentaires de mon dernier article, un lecteur me taxait d’angélisme, car je ne faisais pas mention de la coke qui circule dans les toilettes du club Berghain. Bien que je comprenne son étonnement, mon propos n’était pas de raconter ces douze heures passées dans l’antre de la techno sous l’angle de la drogue – elle n’est qu’un aspect de la fête, pas l’essence. Le sujet délicat de la consommation de cocaïne à Berlin mérite qu’on prenne des pincettes. 

Et pourtant, me direz-vous, vous qui habitez à Berlin depuis un mois ou trois ans, vous qui sortez et fréquentez les boîtes, la coke, c’est la petite poudre de la fiesta, rien de bien grave. Pas d’addiction, dit-on. Son prix a d’ailleurs baissé radicalement ces dernières années – et sa qualité aussi.

A quoi est-elle coupée ? Au bicarbonate de soude, aux amphétamines. Assemblée dans des appartements berlinois par de petits dealers solitaires, elle se déverse dans les rues de la ville comme une pluie d’argent, livrée à la seconde par des mecs en bagnole qui bossent comme vendeurs de kebab le jour. C’est ça, la vie du dealer de c à Berlin : une existence de merde, une existence traquée par les flics, une vie d’esclave qui attend toujours un coup de fil ou un SMS. La plupart d’entre eux sont Turcs et ne boivent même pas d’alcool. Avec raison, ils méprisent leurs clients, car ils savent bien ce qu’il y a dans la poudre qu’ils leur vendent. De la merde.

J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus,
se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre…

… écrivait le poète américain Allen Ginsberg dans Howl en 1955. Pour l’imiter, je dirais que je vois les artistes les plus fins perdre toute inspiration dans des nuits futiles. Je vois des gentlemen se transformer en d’arrogants connards sûrs de leur séduction boostée à la poudre blanche. Je vois des filles gracieuses et pleines d’esprit perdre l’appétit – d’abord pour la bouffe, plus tard pour la vie. Je vois des intellectuels ramper devant certains dealers machistes et sans éducation. Je les vois lécher les bottes d’un abruti dispensant sa poudre de perlimpinpin dans les soirées pour faire le coq. J’entends des propos messianiques, des discours pompeux, déclamés dans des gogues sombres et sales. La marijuana rend vaseux, la mdma rend nympho, l’ecstasy rend hystérique, le LSD rend mystique. La coke, elle, rend con, prétentieux et lâche.

Mes amis – je ne veux plus vous voir ainsi. Je ne veux plus te voir, toi le photographe doué de tant de talents, perdre tes nuits dans cette quête contre ta solitude rampante, je ne veux plus voir tes doigts trembler en appuyant sur le déclencheur parce que tu as passé la nuit précédente à te défoncer le cerveau. D’ailleurs, tu ne parles plus que de ça. De la coke. Tes conversations sont devenues stériles et chiantes, toi qui me faisais rire comme personne.

Je ne veux plus te voir, toi le DJ aimé de tous, à l’aube d’une carrière florissante, rater un set pour une trace de trop. Je ne  veux plus te voir tromper ta petite amie avec une pouffe de groupie juste parce que tu étais défoncé.

Je ne veux plus te voir, toi l’étudiant si charmant, rater la manifestation que tu as organisée toi-même, parce que tu es au fond de ton lit, digérant les deux grammes que tu t’es pris hier.

Je ne veux plus te voir, toi le jeune patron de bar, toi le Turc qui est beau comme un astre, qui t’es fait tout seul, qui passait des plats à douze ans dans le resto de ton oncle et qui désormais règne sur un coin de la nuit berlinoise, toi, mon bel ami, devenir muet à force de drogue, sinistre et sombre, incapable d’aimer une femme.

Et toi l’homme que j’ai aimé, je ne te verrai plus prendre tes traces à six heures du matin dans ce lit que nous partagions, ou dans les backstages après ton concert que tu avais raté parce que la drogue t’avait rendu froid comme le marbre, parce qu’elle avait raidi tes doigts sur ta guitare, qu’elle avait glacé ton regard et que le public ne pouvait pas entrer en communion avec toi. Toi que j’avais rencontré griffonnant des poèmes à toute heure du jour et de la nuit, toi qui découvrait l’Europe avec émerveillement, tu ne sortais plus de ton lit. Nos jours ressemblaient à nos nuits. Non, mon amour, ce n’est pas cela le rock, ce n’est pas cela, la musique, ce n’est pas cela, l’attitude.

Mes amis. La coke vous donne le sourire une heure et puis vous l’ôte des jours entiers. Elle vous envoie au paradis de l’ego pour quinze minutes puis vous plonge dans l’enfer de la veulerie, avant de vous jeter dans des oubliettes de tristesse et de solitude. On appelle ça la descente. Certains la subissent plusieurs jours de suite. D’autres sont tellement accros qu’ils ne la sentent plus, la descente. Leur état normal, c’est le high.

Mes amis, ne me dites pas qu’il n’y a pas d’addiction avec la cocaïne. Ne me dites pas ça, pas à moi. Qui a inventé ce mensonge? Et toi qui me lis, si tu n’as jamais commencé, sois un freak. Refuse. Tous les artistes de la nuit que je connais à Berlin et qui continuent de travailler ont arrêté. Et oui, je vous le dis : la nuit se vit bien mieux sans cette saloperie. Elle se vit aussi très bien sans cigarette, j’en suis la preuve vivante (et même sans alcool, mais ne me demandez pas de lâcher mon verre de blanc, il me faut bien une drogue à moi aussi). Tout ça, c’est du bullshit. Qui fabrique ces produits? Qui les vend? Pensez à ça. Est-ce que cela correspond à vos idées politiques? Sociales? Réfléchissez à ça, mes amis.

Non, je ne vous juge pas, mes pauvres amis cocaïnomanes, qui êtes tellement persuadés que vous « gérez ». Droguez-vous si le coeur vous en dit, mais sans moi. Par amour, je ne vous verrai plus. Vous ne gérez pas du tout. Je ne peux plus vous voir vous détruire. L’un d’entre vous est mort en Italie récemment. Dans un accident de voiture. Il était high, complètement high. Il croyait, avec son ego pompé à mort par la poudre, qu’il allait « gérer ».

Depuis quelques temps, je suis le blog de Juliette F., une mystérieuse jeune Parisienne qui, accro à 19 ans, vient tout juste de s’en sortir, des années plus tard. Ses récits sont superbes, gracieux, émouvants. Elle donne même des conseils pour arrêter. Elle parle de cette drogue comme il le faut : cette chose séduisante, cette chose tellement à la mode, à laquelle on ne pense jamais qu’on est addict, tout en l’étant – à mort. Juliette F. est une lumière dans le paysage de la nuit.

Être sobre c’est être in. Comme les punks de la première génération. Straight attitude. Gardons la tête sur les épaules, l’esprit clair. On en a besoin dans ce monde d’espionnage digital, de fausse liberté, de fausse démocratie. Straight attitude, encore et encore!


Plus de douze heures au Berghain : ça y est, j’y suis arrivée

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Certes, vous qui me lisez savez que je ne suis pas vraiment pantouflarde en ce qui concerne la piste de danse et autres délices clubbesques. Mais je n’avais jamais fait le marathon que se doit d’accomplir tout vrai Berlinois : faire un tour du cadran en boîte de nuit, et plus particulièrement au Berghain, le plus célèbre club techno du monde. A l’heure où je vous écris, je suis encore en train de m’en remettre

Tout a commencé un vendredi soir d’hiver dans la capitale teutonne. J’étais passablement excitée de voir The KVB en concert, l’un de mes groupes favoris. J’étais accompagnée d’une bande de jolies filles prêtes à tout, et surtout à boire de l’alcool très fort, très vite. Nous fîmes une entrée fracassante (entendez par là : bruyante et ivre, pas nécessairement rayonnante) au SO36, le légendaire club punk/post-punk de Kreuzberg, lors de la soirée Ich bin ein Berliner.

J’en profite pour saluer tous les artistes merveilleux rencontrés lors de cette nuit de folie et leur demander pardon pour mes propos messianiques – ta musique est sublime, tu es fabuleuse, tu as la plus belle coupe de cheveux que j’aie jamais vue, qu’est-ce que t’es humble, c’est dingue, alors que tu es un génie – l’excès d’alcool me rendant parfois extrêmement sensible à la beauté de trois notes de guitare ou d’un eye-liner bien posé. Il n’empêche : je pensais tout ce que j’ai dit, car il faut bien le souligner, c’était une soirée d’une grande élégance musicale et une fête à la joie disproportionnée. Ecoutez un peu ce que fait ce jeune Français bourré de talent avec son projet Electrosexual (Romain, je t’embrasse!)

Bref – le vendredi soir s’est écrasé le bec le premier dans le matin du week-end, comme une cigogne battant de l’aile. Me réveillant encore un peu ivre, je constate néanmoins que je n’ai pas la gueule de bois. La bonne humeur de la nuit précédente pulse encore dans mes veines.

Samedi soir. Après un anniversaire sympathique au trou du cul du monde, à Charlottenburg (même si c’est hype, c’est loin, flûte), je me retrouve dans un taxi à cinq heures du matin, avec deux copains prêts à tout, comme les filles citées plus haut. Au moment de faire la queue devant le Berghain, je déclare souverainement:

Ok, je reste deux heures, pas plus, et je rentre me coucher. 

Voilà que nous nous trouvons devant les cerbères. Sven, que je ne présente plus, me dévisage de loin pendant que je me demande pourquoi. Mais après tout, cela fait bien vingt-quatre heures que je suis éméchée. Il se peut que mon rouge à lèvres soit mis de traviole ou un truc comme ça. Je m’en fous, me dis-je dans mon ivresse, j’assume. Je relève la tête et défie le monsieur en question. Qui ricane sous cape. Me voilà bien déconfite. Au moment de rentrer, je passe devant lui et lui demande, avec toute la grâce langagière qu’on me connaît :

Ben quoi? 

Sven éclate de rire. J’interroge du regard ses sbires. Impossible de savoir pourquoi je suis la cause de l’hilarité du physio le plus redouté d’Europe, mais bon. Mes copains sont bien contents de pouvoir se glisser derrière moi sans demander leur reste. (Plus tard, un ami m’a suggéré que Sven avait peut-être lu mon article précédent à son sujet. C’est possible, mais un peu trop flatteur pour être vrai. Sven, si tu me lis, je t’embrasse aussi, euh… enfin, je te serre la pince, quoi.)

Une fois là-haut, je comprends assez rapidement que je suis perdue et que je ne reverrais pas mon lit avant plusieurs heures. Un bon nombre de copains est perché au-dessus du bar, dans une humeur tout à fait festive, et la musique, ma foi, est extrêmement bonne (quelqu’un a eu l’idée brillante d’inviter un DJ jouant de la minimal wave ce soir-là, au lieu de la sempiternelle électro chiante et non mélodique qu’on nous ressert depuis dix ans*).

On danse un peu, on boit beaucoup, on parle, on rencontre des gens. Un type drague mon ami canadien comme un malade. C’est un très beau garçon scandinave. Sans doute attendrie par la pureté de ses traits (l’alcool, une fois de plus), je lui glisse que mon ami est complètement hétéro et qu’il ferait mieux d’aller chasser sur un terrain plus gay-friendly. Le type se défend et me lance sans la moindre ironie :

Ah mais non, je suis hétéro, 100% hétéro, j’aime que les filles. C’est juste que, hier soir – je me suis engueulé avec ma copine alors je suis allé en club et j’ai baisé trois mecs. 

Plouf, plouf. L’animal scandinave était sympa. On a bu un coup. Puis nous faisons tous un tour. Rien n’est plus amusant que de se délecter de la vue de tous ces oiseaux du matin. Vers 7 heures, au Berghain, la foule est dépenaillée, les rouges à lèvres filent, les yeux se brouillent. Dans une cabine ouverte, un couple d’un soir s’envoie en l’air. J’ai l’impression de contempler une scène de cinéma plutôt qu’un véritable acte sexuel. On passe notre chemin.

Un de mes amis, plutôt discret d’habitude, s’épanche. Il est amoureux fou d’une fille qui ne veut pas de lui. Je le prends dans mes bras. Il rit. La lumière pénètre d’un coup comme un oiseau de feu par les vitraux d’un des bars du club. Un soleil radieux. Je me détourne comme un vampire. Non!

Les heures passent, notre argent s’amenuise. Au bout d’un moment, nous mettons toutes nos ressources en commun. Il ne reste plus grand-chose. On gruge en remplissant nos bouteilles de bière vides de flotte aux toilettes. C’est là que se font toutes les grandes rencontres, dans la lumière crue des sanitaires. Un homme au corps et à la crête de mohawk fait le ménage à moitié nu. Une de mes anciennes colocs me bondit dessus : elle travaille pour un label électro et est venue présenter un DJ.

Pendant que je fais pipi, je cherche de toutes mes forces l’hymne national allemand. Je m’aperçois que je ne me souviens plus de l’air. Tout ce qui me vient en tête, c’est God save the queen et encore, dans la version des Sex Pistols. Heureusement, deux homos baraqués et couverts de tatouages me viennent en aide quand je sors de mon antre : Einigkeit und Recht und Freiheit für das Deutsche Vaterland…

Il est seize heures. Un de mes copains tape sur le comptoir : pas question d’aller se coucher. On va aller jusqu’au bout. On ira dormir vers vingt heures. Comme une journée normale. Ou presque.

Ok, va pour la journée au Berghain. J’aspire l’air malfaisant, chargé de fumée et d’alcool, j’aspire toute cette énergie berlinoise et toute cette musique, ces milliers de vibrations et de corps, ça fait cinq ans que j’habite là bon sang, cinq ans que je fais la fête, mais je n’ai jamais fait la fête comme ça.

Je lève les yeux vers la foule qui est devenue de plus en plus gracieuse ; c’est la foule du dimanche après-midi, celle qui a dormi et qui vient danser avec des vêtements frais et repassés, une foule de trentenaires à l’haleine parfumée. Je reconnais des gens que j’ai vu passer il y a six heures. C’est un peu comme si on se connaissait. Cette fille gothique, là, avec son corset en faux cuir. Cette autre qui dansait presque cul nu avec tout le monde et a l’air bien déplumée maintenant. Ce jeune mec à bonnet de marin qui ressemble à Tintin…

On s’élance sur la piste de danse une dernière fois, pour une danse interminable qui durera plusieurs heures. On se sourit tous. J’ai les pieds en feu. Le soleil est allé se recoucher sans moi. Je préfère ça. Plus tard, nous nous balançons mélancoliquement dans les nacelles du bar du premier étage, serrés les uns contre les autres. Toutes ces heures ensemble ont resserré les liens de notre amitié d’une étrange façon. 

Voilà, ça y est, je l’ai fait, ce marathon. C’était sans doute la seule et unique fois. Parce que, bon, c’est le début de l’année, et on est plein de bonnes résolutions…

* si certains d’entre vous ne comprennent pas tous ces mots musicaux obscurs, quelques explications : la minimal wave, c’est du post-punk (vous voilà bien avancé. Le post-punk, c’est ce qui est né du mouvement punk. Bizarrement, le post punk n’a presque rien à voir avec le rock). C’est une musique essentiellement à base de synthétiseurs, mais ce n’est pas de la pop et ce n’est pas forcément très joyeux, c’est plutôt empreint d’une certaine mélancolie. L’électro minimale, c’est ce qui a fait le succès du clubbing berlinois vers la fin des années 90. C’est chic et indansable, à moins de prendre du LSD, paraît-il, mais j’ai jamais essayé. A vos risques et périls, lecteurs. Kuss


« Roooot! » Le permis de conduire à l’allemande…

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Publicité des années 70 pour la Trabant, la voiture d’Allemagne de l’Est

… ou comment, à 32 ans, j’apprends à conduire chez les Teutons. Mieux vaut tard que jamais. Récit d’une amitié inattendue avec un vieux prof de conduite deutsch

« Rot! » (« rouge! ») c’est le premier mot que beaucoup d’étrangers apprennent en débarquant en Allemagne lorsqu’ils traversent la rue n’importe comment. Comme tous les Français, il m’a fallu apprendre à attendre sagement que le célèbre petit Ampelmann (bonhomme de feu rouge) passe au vert. Si les Germains sont fort à cheval sur le respect du code de la route par les piétons, ils semblent être un peu plus folklos au volant de leur Mercedes. 

Tout cela je le sais depuis longtemps, car, vélocipède comme beaucoup de Berlinois, j’ai souvent été la victime de déboîtements brutaux, de portes qui s’ouvrent dans ta gueule, de 4×4 garés pile sur la piste cyclable, de feux rouges cramés la nuit et de bolides frôlant ma frêle personne à bien plus de 50 km/h.

Mais depuis un certain temps, je le sais mieux encore car j’apprends à conduire, surmontant là l’une de mes plus grandes phobies (je ne compte pas en effet les nuits passées à gigoter dans mon lit, sous l’effet d’un cauchemar épouvantable dans lequel je devais démarrer d’urgence une voiture pour échapper à la mafia, à la CIA ou à un ouragan, mais ne savais sur quelle pédale appuyer).

Disons que tout à coup, j’ai eu un grand mouvement de folie et je suis allée m’inscrire dans une auto-école au pif. La patronne est libanaise, elle est super sympa, je suis la seule Blanche de toute l’école, et quasiment la seule non voilée, ce qui fait que tout le monde me regarde avec curiosité pendant les cours de code. La plupart de mes petits camarades posent leurs questions en arabe, les cours sont interrompus pendant tout le Ramadan, bon, ok, c’était à moi de faire gaffe quand je me suis inscrite. Surprise agréable : j’ai le droit de passer mon code en français. 

Mais ma plus belle surprise, c’est mon prof de conduite, Peter. Large bonhomme au ventre rebondi d’amateur de bonne chère, joues rouges et regard pétillant derrière ses lunettes de vue, moustache débonnaire, Peter est devenu, en l’espace de quelques mois, mon Papa berlinois. Pourtant, rien ne laissait présager cette amitié tout à fait improbable entre une jeune Française blogueuse à moitié folle (moi) et un ressortissant de Sachsen-Anhalt dans la force de l’âge, qui plus est, fan de Derrick (Peter).

Dès la première heure de conduite, je cale à un feu de la Karl-Marx-Strasse, coincée entre des travaux et une horde de gamins turcs hurlant autour de leur mère impassible. Je panique. La voiture derrière moi est conduite par deux jeunes princes d’Orient sûrs de leur conduite et de leur testostérone, qui se mettent à me klaxonner à tue-tête. Hélas, dans ma honte brûlante, je n’arrive pas à redémarrer. Les types s’énervent comme des malades derrière moi. Peter, lentement, descend la vitre côté passager. Il étend son bras, lève son majeur, le visage impassiblement tourné vers la route. 

Les types derrière moi pètent un câble. Ils me dépassent par la droite, me coupent la route en pleine côte tandis que je hurle au conducteur fou, la voix tremblante :

Mais arrête, tu ne vois pas que je ne sais pas conduire, tu ne vois pas que si tu continues ON VA TOUS MOURIR…? 

Mais le type veut la peau de Peter. Celui-ci ne se démonte pas. Il prend le volant et appuie sur le champignon. Devant nous se trouve une voiture de police.

Venez par ici, on va s’expliquer, lance Peter aux deux rois du volant.

Mais les types, voyant la petite bagnole verte et blanche, s’éclipsent sans demander leur reste. Quant à moi, il semblerait que j’ai chopé Parkinson. C’est tout juste si la voiture de l’auto-école ne tremble pas sous mes claquements de dents. Je me mets à pleurer comme une madeleine.

Je n’arriverai jamais à conduire! Je suis nulle! 

Peter me regarde, tout surpris, un peu attendri aussi, ma foi. Il prend doucement le volant de ses grosses pattes d’ours berlinois et dirige le véhicule vers un boui-boui à saucisses. Nous descendons. Peter salue le patron, qu’il semble bien connaître. Il commande deux cafés et deux Rostbratwurst dans un petit pain.

Petite fille, marmonne Peter en me regardant sous ses lunettes. Maintenant que tu as rencontré deux gros cons, tu as vécu le pire. C’est Neukölln. Ici les gens conduisent comme ça. Désormais tu vas très bien conduire. Tu verras. Tu n’auras plus peur. Bon, je n’aurai pas dû leur faire un doigt d’honneur, mais ils étaient trop cons, ça m’a agacé. Tu ne dois pas faire pareil, hein? 

Je sale mon café avec mes larmes intarissables de pilote ratée. Mais dès le lendemain, je constate que Peter a raison. La peur de la machine s’était envolée. Je commence à me dépatouiller avec les vitesses et tout et tout.

Un certain temps, il a fallu que je m’habitue à l’accent inimitable de Peter, qui me faisait parfois confondre Links (« à gauche ») avec Blinken (« mets le clignotant »), ce qui me conduisait à d’inévitables bourdes. Mais de jour en jour, Peter et moi devenions de plus en plus complices. Je me souviens de son regard amusé quand j’ai partagé avec lui des chocolats Kinder et du Coca dans la voiture. Et de son étonnement ému quand je lui ai rapporté de France du saucisson et du vin de ma Bourgogne.

Merci, petite fille… (il n’a jamais su m’appeler autrement que « Mädchen », ne sachant pas prononcer « Manon »).

Il avait les larmes aux yeux de voir que j’avais pensé à lui pendant mes vacances. Je me rappelle aussi sa gentille patte d’ours posée sur mon épaule quand j’ai appris qu’une de mes amies avait un cancer et que j’étais terrassée de tristesse. Et son regard tendre et inquiet quand je lui ai dit que « non non tout va bien » alors que j’avais des problèmes sentimentaux infinis. Pas dupe, Peter. Comme un vrai père. Lui me racontait les barbecues qu’il aime faire avec sa femme et ses enfants dans son jardin de Reinickendorf, un quartier du nord de Berlin. Il aimerait emmener sa femme à Paris.

Un jour, récemment, Peter m’a regardée avec fierté après la leçon, alors que je garais la voiture.

Bravo, tu es presque prête, a-t-il dit de son ton bourru.

Je vais bientôt passer mon permis. Peter sera dans la voiture, derrière moi. Croisez les doigts pour nous!


Charlottenburg, c’est hype

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La façade du restaurant Wilhelm Hoeck 1892 à Charlottenburg, Berlin

A la suite d’un jeu idiot lancé sur la page Facebook de Génération Berlin (qui n’a pas encore liké ? allez, zou) un de mes chers lecteurs, Axel, a gagné le droit de choisir le thème du prochain billet. En l’occurrence, ce jeune homme a choisi un sujet qui nous tient tous à coeur, à nous les Français : la bouffe. Et c’est ainsi que je vais vous raconter comment j’ai découvert que le quartier de Charlottenburg, si décrié par les branchés, était le royaume de la gastronomie berlinoise… donc super hype

Ce matin, j’avais rendez-vous chez la gynéco (ben quoi?!) aux aurores – à huit heures du matin. Or, ma gynéco a ses pénates dans Charlottenburg, vers la Bismarckstrasse, un coin que j’ai toujours trouvé ennuyeux à crever. Après mon rendez-vous médical, j’erre, échevelée sous mon bonnet, dans les rues de Charlottenburg, à la recherche d’un café pour boire mon traditionnel latte machiatto sans lactose, une boisson que j’affectionne honteusement – car je ne saurai nommer de boisson plus horriblement hipster.

En lieu et place de cafés à wifi et muffins bios, je me suis soudain retrouvée face à une échoppe fort bien achalandée – un peu achalandée comme dans une carte postale de v’là l’temps, si j’ose dire. Derrière la vitre, d’élégants charcutiers virevoltaient en tenue immaculée parmi des myriades de jambons et de saucisses sèches, d’escalopes de boeuf aussi fines qu’une feuille de papier de riz japonais et d’oies grasses et géantes exigeant presque d’être rôties sur-le-champ. Mais qu’est-ce donc que ce paradis, me disais-je, moi qui vis dans un quartier où les poulets à vendre ont l’air d’avoir subi une chimiothérapie?

Ce petit havre de la gastronomie s’appelle Rogacki. En y pénétrant je découvris un monde inconnu, un monde loin de Kreuzberg, de Prenzlauer Berg, de Neukölln : le monde des Charlottenbourgeois qui savent bouffer. D’élégants vieux se baladaient entre les stands, branlant du chef en connaisseurs, sanglés dans leurs petites vestes vert bouteille. Derrière l’étalage gargantuesque de viandes rouges et blanches, saines à en faire frémir Jean-Pierre Coffe, se cachaient encore des poissons si frais qu’ils sentaient l’écume ramassée au petit matin breton. Des langoustes parfaitement inconscientes de leur sort tragique s’ébattaient gaiement parmi des coquillages dans des aquariums rutilants.

What the fuck?!

… me dis-je en mon for intérieur, et je m’empressais d’envoyer un texto à Jérémie, mon copain-ventre qui fait le tour des meilleurs spots gastronomiques d’Europe. Car la découverte ne s’arrêtait pas là : à quelques pas de Rogacki se loge Wilhelm Hoeck 1892, une taverne à l’allemande pavée de boiseries cirées, comme dans les rêves, comme dans le premier épisode de Sissi, avec un menu tout en roulades de boeuf au chou, choucroute, et tout et tout. On peut même fumer au bar en se prenant pour une Allemande de l’après-guerre, un trait de khôl en guise de couture de bas sur la jambe, une voilette mystérieuse penchée sur des yeux de braise. Ach! l’Allemagne de carte postale, l’Allemagne d’antan, l’Allemagne qu’on ne voit jamais vraiment à Berlin quand, comme moi, on est expatrié.

Déambulant un peu plus avant dans Charlottenburg, j’emprunte la célèbre Kantstrasse. On ne fait plus la réputation du merveilleux Schwarzes Café, avec son décor de bric et de broc sur deux étages, son jardin, qui le font ressembler à la maison d’un peintre fantaisiste des années cinquante. La cuisine y est tout aussi délicieuse, goûtez-moi cette foutue soupe de potiron à l’huile de graines de citrouille et ces gâteaux.

Mais pour quitter les arcanes de la gastronomie classique à l’allemande, il faut s’aventurer plus loin dans la Kantstrasse, là où presque personne ne va. Heno Heno est une adresse secrète, que je m’empresse de vous divulguer, tant pis. Cet adorable imbiss (petit restaurant où l’on peut manger sur le pouce) est tenu par de jeunes artistes japonais et n’a rien d’un vulgaire fast-food à sushis. Dans un décor qui vous donne le sentiment d’être tombé chez l’étudiant en art le plus sympa de Tokyo, on déguste des soupes traditionnelles (Udon, Soba – environ 5 euros), des plats de riz aux grains aussi ronds et fins que des perles sauvages (environ 4 euros) et l’on boit du thé vert au grains de riz soufflés (1,20 euros). Chez Heno Heno, on n’écoute pas de la musique traditionnelle japonaise pour faire genre – nul besoin de prétendre à quoi que ce soit, puisqu’ici nous sommes chez de vrais cuisiniers du Pays du Soleil Levant. C’est au son de Tom Waits et de Radiohead que le chef fait cuire les tranches de boeuf et les lamelles de tofu. Oishi!

Maintenant, un interlude senteur (après tout, le nez est relié au palais). Ma petite promenade digestive m’a ensuite menée devant la vitrine d’Harry Lehmann, un parfumeur de Berlin qui a créé, dans les années 20, le sent-bon préféré de la reine des reines, Marlene Dietrich, un extrait de violette très franc et peu sucré. Sa boutique, qui ressemblerait presque à celle d’une entreprise des pompes funèbres, est envahi de fleurs artificielles, au milieu desquelles s’étalent des centaines de flacons au look rétro et sans prétention. « Sucre », « Bahia », « Lambada », « Sminta » : les noms font rêver et certaines fragrances n’ont rien à envier à Chanel ni à Dior. Les eaux de Colognes sont particulièrement exquises. Et les prix sont imbattables, car Monsieur Lehmann vend… au poids!

En me promenant vers la fameuse Savignyplatz, qui fut ultra-branchée dans les années 70 et qui n’est plus rien du tout aujourd’hui, je suis tombée sur un petit eden du thé, Paper & Tea, dans la Bleibtreustrasse. Cette boutique ultra-élégante en fait toute une cérémonie : un jeune homme parfaitement vêtu d’une veste bleu Klein à col Mao est assis derrière une table sur laquelle il prépare un breuvage, comme un rituel. Il me fait goûter un Oolong (thé vert) au goût si délicat qu’il évoque un thé noir de luxe. Il m’explique avec art comment préparer le thé dans une toute petite théière en céramique, la température de l’eau, le choix de la tasse. Emprisonnées dans des verres de laboratoire, les feuilles de thé sont présentées par couleur (vert, noir, blanc, rouge) avec une fiche expliquant sa provenance et son mode de préparation. Le jeune homme continue à discourir sur chaque sorte, plus imbattable qu’un sommelier.

En repartant, et après être passée devant le génial Kant Kino (un cinéma légendaire qui fut aussi le lieu des premières heures de la musique punk à Berlin, à la fin des seventies) j’ai fait un petit tour à l’extraordinaire librairie Bücherbogen am Savignyplatz, qui a une collection de livres d’art et de cinéma fantastique (pour les cinéphiles, sachez que l’on y trouve le dernier numéro des Cahiers du Cinéma chaque mois!). Hype, super hype, je vous dis, Charlottenburg. Mettez-moi un bon club sur la Savignyplatz, un imbiss turc bitte schön, un ou deux bars destroy et je déménage. Loin des hipsters mainstreams, loin de la branchitude à la Disneyland-Mitte, Charlottenburg a la classe… et les loyers y sont moins chers qu’à Kreuzberg! 


« Bevor » Sunrise à la berlinoise

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À la demande de mes lecteurs tombés en amour avec Markus, le beau Suédois rencontré dans la file du Berghain il y a six ans, voici la suite de cette épopée sentimentale à la Before Sunrise* (attention, on frôle le roman-photo, les amis!)

Je vous racontais il y a quelques temps comment j’avais rencontré Markus – il venait de Stockholm, avait les cheveux blonds et les yeux verts (et il sentait bon le sable chaud, mon légionnaire) et je vous disais la passion qui anima l’unique semaine que nous passâmes ensemble.

Six ans plus tard, en mars, je recevais un mail de Markus. Il allait venir à Berlin en juin pour son travail et voulait me voir. Il me proposait de passer cinq jours ensemble à regarder des films, à boire du thé et du vin en discutant de la vie, de littérature et de voyages, comme nous avions aimé à le faire six ans auparavant. La demande me surprit, mais je n’ai jamais dit non aux belles choses. Peu importe qu’elles soient éphémères.

Autant vous dire que j’attendais le mois de juin comme le Messie. L’aventure était belle. Mais soudain Markus m’écrit qu’il ne pourra rester qu’une nuit, qu’il a une réunion à Stockholm le lendemain à laquelle il ne peut couper. Mon instinct féminin se réveille : ça sent la greluche à dix kilomètres. Une jalouse hystéro était en train de me détruire mon week-end de retrouvailles avec le Suédois du passé. J’en étais sûre. Mais que faire? J’insistais donc pour prendre au moins un verre.

Je l’attendais à la terrasse de ce bar de la Schönhauser Allee, tandis que baissait le soleil doux des premiers jours de juin. Il faisait bon. Il sortit d’un taxi comme un guépard et, de ce pas dynamique que je lui connaissais, il traversa la rue en courant. Markus avait toujours été beau, mais six ans auparavant il n’était qu’un garçon. Tout à coup, j’avais devant moi un homme. 

Il s’assoit devant moi, avec le sourire du jeune homme d’autrefois, mais aussi les petites rides délicieuses que la joie amène au coin des yeux – et je fonds comme neige au soleil du printemps berlinois. Aussitôt nous déroulons le fil des années passées, au milieu de mille éclats de rire et de quelques verres de Sekt-Aperol. Il a un dîner de boulot – car le jeune homme bohème qui rêvait d’écrire un roman est devenu directeur marketing d’une grosse boîte suédoise. Un coup d’oeil à sa montre, une heure de retard. Il me regarde perplexe, puis éclate de rire.

C’est à cause de toi. 

On décide de se retrouver un peu plus tard. Lorsqu’il arrive, mon coeur bondit de manière inattendue. Je me rends compte qu’il m’a manqué terriblement pendant ces deux heures passées sans lui. Je le regarde entrer dans le bar et j’ai l’impression que mes glaçons s’entrechoquent dans mon verre, ou bien ce sont mes genoux, ou mes dents, enfin bref, je n’ai pas l’air bien fin.

On trinque. Il rencontre mes amis et les séduit tous. On rit. Je lui demande ce qu’il en est de son rêve d’écrivain.

C’est prévu, répond-il. En février je plaque mon boulot et je pars vivre à Santorin. J’ai économisé toutes ces années pour écrire ce livre. 

Il voit que je suis émue. Je suis fière de lui. Soudain il me prend par le bras, m’amène à l’écart. Tout à coup il m’avoue tout. Il vit avec une femme, il ne veut pas la trahir, il ne veut pas être un salaud, c’est pour ça qu’il a tout annulé, mais il ne m’a jamais oubliée, il voulait me voir, être sûr, sûr que cette extraordinaire connexion était toujours bien vivante et maintenant qu’il s’en est assuré, il ne sait plus quoi faire, il est bouleversé. Je le prends par le bras sans un mot et nous nous enfuyons du bar avec nos verres.

On marche dans Berlin. L’île des musées scintille dans la nuit. Les ponts sont déserts. On parle. Moi non plus je ne l’ai pas oublié. Il me prend la main, on se regarde. C’est tout. Quand il monte dans le taxi je le serre dans mes bras. C’est tout.

Je me suis réveillée heureuse ce matin-là, vraiment heureuse de savoir que malgré les kilomètres et les années qui nous avaient séparés, il existe quelqu’un dans le monde qui sera toujours mon Loup des Steppes et pour qui je serai toujours Hermine aux portes du Berghain.

* Berghain : club techno légendaire de Berlin



Éloge de la queue

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Sven, le célèbre videur du club Berghain, à Berlin (Crédit photo Tip magazine)

« Moi, je ne fais pas la queue! » C’est une phrase que l’on entend souvent devant les boîtes de nuit berlinoises. Pour échapper à l’humiliation de devoir attendre comme un plébéien, certains fêtards s’abaissent à harceler des DJs de leurs connaissance ou, faute de mieux, la minette qui tient le vestiaire. Pourtant, la file d’attente d’un club peut être le lieu de rencontres magiques. Voici un petit conte de fées by night aux portes du Berghain

Ah, la guest-list! Son entrée réservée, ses physios plus gentils qu’avec la longue queue du commun des mortels, les petits airs entendus qu’on prend lorsqu’on s’approche du comptoir pour dire : « Manon, sur la liste de DJ Truc » et recevoir gracieusement son tampon sur le poignet avant de pénétrer dans l’antre sacrée… Cette impression d’être le roi du monde. La Gästeliste, la coke du clubber berlinois : c’est moi le meilleur. 

Mais n’avez-vous jamais vu ces gens qui se pressent dans la file de la guest-list en épelant leur noms trois fois, jurant qu’ils y sont bien malgré la mine perplexe de la caissière, égrenant des noms de DJs et de patrons de clubs en vain, tout ça pour échapper à l’attente prolétaire? Alors que dans la queue, peut-être, les attend, à leur insu, l’homme ou la femme de leur vie. Les pauvrets.

Il y six ans de ça, je n’habitais pas encore à Berlin, mais je connaissais bien la ville. Je m’étais payé un billet d’avion pour moi toute seule, dans le but d’aller voir une vieille copine allemande et glander dans les rues de ma capitale préférée. Dès mon arrivée, je me retrouve dans un bar de Friedrichshain avec Katrin et ses amis, buvant et riant à nos retrouvailles. Je rencontre à la table d’à côté des tourtereaux fort sympathiques, une Allemande et un Suédois, avec qui je discute pendant une heure. Lorsqu’il se lève, le jeune homme me tend la main : « Tu viens au Berghain avec nous? »

Je n’étais jamais allée au Berghain, mais la réputation légendaire du meilleur club techno d’Europe avait franchi le Rhin depuis longtemps. Mes pupilles frémissantes d’excitation consultent mes amis qui rejettent la proposition d’un geste de la main

Ah non, le Berghain, t’es folle, il faut faire la queue pendant deux heures… et puis on y serait pour quarante-huit heures… tu sais pas à quoi tu te prépares, Manon. 

Il n’en fallait pas plus pour attiser ma curiosité et je pris la main du Suédois qui ajouta

Attends, mes copains vont venir aussi.

Aussitôt, une bande de cinq Vikings superbes, assis à une table que je n’avais pas vue, se lève et commande un taxi. Cinq minutes plus tard, le temple électro se dresse devant moi dans son habit de béton, délicieusement terrifiant, orné de sa queue de trois cents mètres de long. Nous nous y insérons patiemment en buvant de la vodka achetée à l’épicerie.

Devant moi, un Français et son écharpe de cachemire rouge, borsalino sur la tête. Je le taquine : tu te prends pour Mitterrand? On entre dans une discussion amusée sur la politique française. L’un des Suédois (appelons-le Markus) intrigué demande des explications. Nous avons encore bien une heure d’attente devant nous. Markus enchaîne sur la littérature française, il s’y connaît – puis nous abordons la littérature allemande. Nous avançons à pas de souris, nous rapprochant lentement de Sven, le fameux cerbère aux mille tatouages tribaux qui garde l’entrée du temple.

Markus a tout lu. Il aime Hermann Hesse* passionnément et moi aussi. Dès que je cite un passage, Markus me saisit la main et tente de le réciter, les yeux fermés avec concentration, brûlant d’enthousiasme. Il se trompe de personnages, mélange les textes. On rit. Je le regarde éperdue – un jeune homme blond, grand, au sourire immense, aux yeux verts enflammés de passion. Rieur, provocateur, gentil et fou de littérature, comme moi. Trop beau pour être vrai.

Il est sans doute gay, ma pauvre Manon, me disais-je en mon for intérieur. Ma foi, tant pis pour l’amant, allons pour l’ami. Pourvu que cette queue ne finisse jamais. 

Bientôt la longue file d’attente, le cerbère, le François Mitterrand de pacotille et nos amis ont disparu de notre champ de vision ; il n’y a plus que Markus et moi, lancés comme des comètes dans les romans de Hesse, Narcisse et GoldmundSiddarthaLe loup des steppes ; et puis la musique, il faut parler de musique, et de cinéma et de peinture, et de la vie en Suède, en France, et de la vodka, et de Berlin.

Mais justement, c’est la fin de la queue. Nous sommes presque devant Sven le massif, celui qui renvoie d’un regard la moitié des clubbers dans les limbes de la nuit. Markus se tait et prend ma main. Je lève les yeux, il sourit. Il m’attire contre lui. Avant d’avoir pu comprendre qu’il était loin d’être homo, il m’embrasse avec fougue. Enlacés dans une étreinte que rien ne peut déranger, nous laissons passer les candidats à la nuit devant nous. Peu importe que nous devions rester toute la nuit sur ce parking moche. Il était Le loup des steppes et j’étais Hermine.

Lorsque nous nous détachons enfin l’un de l’autre pour reprendre notre souffle, nous croisons le regard de Sven. Dans sa veste de cuir, les épaules d’un rugbyman néo-zélandais, le visage de Maui impassible, carré comme une statue de l’Île de Pâques, il nous fait un geste de la main.

Allez, entrez, faites ça plutôt à l’intérieur, maugrée-t-il.

C’est la première et la dernière fois que j’ai entendu Sven parler. En six années de clubbing, l’homme mythique ne m’a plus jamais adressé la parole. Alors que nous passons devant lui, heureux, les joues rouges, je perçois une lueur amusée dans ses yeux. L’amour avait su toucher le redoutable videur du Berghain. 

Markus et moi avons dansé, bu et parlé toute la nuit, main dans la main. Plus tard il m’emmena chez lui, il venait de s’installer dans un ancien entrepôt frigorifique, dans un coin paumé qui allait devenir terriblement à la mode, Neukölln. Je suis restée une semaine chez lui, il n’y avait pas de cuisine, on mangeait des toasts pas toastés achetés au Lidl, pauvres et joyeux, il jouait de la guitare pour moi et on rêvait de voyager encore plus loin, ensemble, un jour. Il voulait écrire un roman, je voulais faire du cinéma. On a pris un bateau-mouche pour faire comme les touristes, ivres en plein milieu de l’après-midi juste pour rire, c’était la toute fin de l’été et Berlin était sublime, nouvelle et libre pour nous deux.

La vie vous rattrape toujours par le collet. J’ai dû rentrer à Paris pour travailler. Nous sommes restés en contact et puis, peu à peu, l’idylle est allée se tapir entre les pages du Loup des steppes, la réalité était entre nous. Mais comme toutes les belles histoires n’ont jamais de fin, j’ai revu Markus en juin dernier, après six ans. Vous connaissez le film Before Sunset? Voilà. Si ça vous dit, je vous raconterai la suite de cette aventure.

En conclusion : faites la queue, pas la guerre. 

* Hermann Hesse : écrivain allemand du début du vingtième siècle


Adieu à un ange berlinois : Otto Sander

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Otto Sander dans « Les ailes du désir » (1987)

C’était l’un des deux anges magnifiques du célèbre film « Les ailes du désir » (Wim Wenders, 1987) qui se déroule dans la capitale allemande, juste avant la chute du Mur. Le grand acteur allemand Otto Sander est mort le 12 septembre.  L’ange des planches et de la pellicule, qui avait nourri mon imaginaire d’enfant, est parti entouré de l’amour de milliers de fans. Il aimait Berlin et il y reposera maintenant à jamais. J’étais à son enterrement ce matin

Quand mon amie Marie m’a appris la mort d’Otto Sander, j’ai immédiatement revu la silhouette gracieuse de l’acteur vêtu d’un long manteau et d’ailes invisibles dans les Ailes du désir. Ce film, sans doute le plus beau film sur Berlin, est aussi le seul qui rendit Otto Sander célèbre en France. Ce film – le film préféré de mon père – je l’avais vu enfant, dix ou vingt fois sans doute, sur une vieille cassette dont la bande sautait à force d’avoir été aimée. Il raconte l’histoire de deux anges qui écoutent et protègent les hommes dans un Berlin déchiré par la guerre et le Mur. L’un deux, joué par Bruno Ganz, tombe amoureux d’une trapéziste et, pour elle, se fait homme.

C’est un peu grâce à ce film que j’aime Berlin et que j’y vis. C’est aussi grâce à la voix d’Otto Sander, inoubliable de gravité et de douceur, et à son allure souple, changeante, dans le rôle de l’ange Cassiel. Otto Sander est mort à soixante-douze ans, entouré de l’amour de milliers d’admirateurs, d’une famille et de collaborateurs aimants.

Mon amie Marie, qui est la fille d’un acteur allemand, m’a fait le grand cadeau de m’inviter à la cérémonie d’adieu à Sander, pendant laquelle son père tenait un discours. Ce matin, au théâtre du Berliner Ensemble, le théâtre fondé par Brecht, une foule d’amis de l’acteur et de professionnels du spectacle s’était réunie pour parler d’Otto Sander, pour se remémorer sa carrière, son talent et sa personnalité exceptionnellement humble et joyeuse.

Anecdote amusante, alors que je fends la foule pour atteindre les toilettes avant de pénétrer dans le théâtre, je tombe nez à nez avec Wim Wenders assis sur une marche, qui me lance un regard amusé. Je souris, gênée, et entre dans la salle du trône. Impossible de me soulager : je me dis que de l’autre côté de la porte, l’un des plus grands réalisateurs au monde, qui plus est, l’une de mes idoles cinématographiques, dont j’ai vu tous les films et lu tous les bouquins, est en train de m’écouter uriner. Pire encore : alors que je rectifie mes cheveux dans la glace, la poignée s’agite dans tous les sens et j’entends la voix de mon amie Marie et celle de Wenders qui tentent d’ouvrir la porte ensemble – Wenders ayant déjà oublié que je me trouvais encore au petit coin. Bref. Un moment clownesque qui n’aurait certainement pas déplu à Otto Sander.

Car Sander était aussi un grand acteur comique, comme l’a rappelé Robert Wilson dans un message diffusé pendant la cérémonie : « Otto Sander avait le talent, très rare chez les acteurs allemands, de la comédie », s’est exclamé en anglais le metteur en scène américain. Les gens dans la salle se jettent des regards effarés pendant une seconde et moi, je pense à mes lecteurs et à mon dernier billet en gloussant intérieurement.

Le discours de Wenders rappela lui aussi l’humour merveilleux de Sander. « Au premier jour de tournage des Ailes du désir, rappela-t-il, Otto a arrêté le tournage à cause de la pluie. Regarde Wim, il y a des gouttes sur mon manteau, ce n’est pas possible. Je joue un ange, je dois être immatériel! » Et plus tard, pendant le tournage : « Pourquoi Bruno a-t-il le droit de devenir humain, et pas moi ? Moi aussi, je veux que mon personnage devienne homme ». Wim Wenders a tourné la scène pour lui faire plaisir et l’a coupée au montage. J’ai trouvé sur Internet une autre scène coupée, commentée par Wenders, qui montre le merveilleux talent de clown de Sander.

Alors que les directeurs de théâtre, les acteurs et les réalisateurs se succèdent sur la scène pour évoquer Sander, le cercueil, au milieu du plateau noir, semble rayonner, entouré de dizaines de bougies et couvert de pétales de roses. Fait de quatre planches de bois blond, orné de simples cordes qui permettent de le transporter, il est aussi humble que le grand acteur qui y repose.

Le discours de Ben Becker, le fils de la compagne de Sander, fait éclater bien des spectateurs en sanglots. Mais c’est quand j’ai entendu un poème dit par Otto Sander, tout à la fin de la cérémonie, que l’émotion m’a submergée : cette voix, celle de l’ange Cassiel qui raconte pourquoi être humain doit être une chose merveilleuse (avoir les doigts noircis par le journal, pouvoir jurer par tous les démons de la Terre…), c’est une voix qui avait bercé mon enfance et elle me semblait soudain si proche.

Plus tard, nous avons traversé tous ensemble Mitte, pour atteindre le cimetière de la Chausseestrasse, rejoints par des milliers de fans vêtus de noir.  Le soleil éclairait la large rue vide, les voitures de police qui nous précédaient et le corbillard discret. La foule émue marchait en silence. Une femme m’aborde. Elle me raconte qu’Otto Sander était son voisin. Elle vivait dans un squat. On lui a retiré ses enfants et on l’a chassée. « Mais Otto a toujours été là. Il m’a toujours aidée. Il aimait tout le monde », affirme-t-elle. Les traces de mascara et de khôl brouillent ses yeux bleus légèrement rougis.

Je me suis éclipsée tandis que la famille jetait les poignées de terre qui retiendront désormais Otto Sander sur le sol berlinois qu’il aimait tant. Ces moments n’appartiennent pas au grand public, je ne me sentais plus à ma place. Ce que je peux vous dire, amis lecteurs et vous qui aimiez aussi Otto Sander, c’est qu’il repose désormais dans un jardin vert et heureux, à l’ombre des arbres dans lesquels chantaient encore les oiseaux, en ce matin frais de septembre. 

Adieu, bel ange – comme tu étais humain!


De l’humour allemand – un article purement empirique

https://www.youtube.com/watch?v=kzNIYnxinDU

Un exemple parmi d’autres d’humour deutsch. Avec des sous-titres en anglais pour les paresseux.

Il paraît que les Allemands n’ont pas d’humour. Est-ce vraiment possible qu’un peuple tout entier ne sache se gausser ? Après quatre ans et demi de vie berlinoise, mon humble personne tendrait presque à confirmer cette thèse désagréable, avec quelques éclatantes exceptions toutefois. Voici un court essai sur la question. Il est parfaitement empirique et se prête à toutes les attaques, qui ne sauraient tarder, si j’en crois l’ambiance actuelle dans les commentaires de ce blog. Tirez vos roquettes

Tout d’abord, me direz-vous, pour comprendre l’humour allemand, il faut comprendre la langue allemande. C’est chose faite. Mais même avec un bon niveau, je ne perçois toujours pas les subtilités (ou les absences de subtilité) des blagues teutonnes. Prenons, par exemple, une légende de l’humour allemand, Loriot. Cet humoriste qui fit la joie des Germains pendant presque quarante ans n’a jamais écrit un sketch qui me fasse marrer. Jamais. Cf la vidéo ci-dessus, célébrissime, que je n’ai jamais, au grand jamais, trouvée drôle. Je l’ai montrée à des Français, à des Anglais, à des Espagnols et tout le monde bâillait à la fin. Allez comprendre.

Avez-vous déjà vu un Allemand éclater de rire, à s’en rouler par terre, à s’en tenir les côtes? Avez-vous déjà entendu une plaisanterie allemande qui vous file le fou rire? Moi, non. Ce n’est pas que l’Allemand n’a pas d’humour, c’est plutôt qu’il a un humour pataud par rapport aux standards internationaux. Je vous renvoie au film Voll normal (« Grave normal ») considéré par beaucoup de jeunes Allemands comme leur Bronzés national, soit le summum de l’humour germain. Grotesque, balourd, kitsch à mort. Aucun second degré.

Mais qu’est-ce qu’il se passe chez nos Deutsch préférés? Pourquoi ne savent-ils donc pas prendre la vie avec légèreté? Pourquoi une petite plaisanterie lancée pour détendre l’atmosphère est-elle considérée comme un crime de lèse-majesté à la morale et à la vie en collectivité? Prenons un exemple. J’étais au club Wilde Renate, considéré comme un haut lieu de bohème, n’est-ce pas – un lieu débridé, où tout ou presque est permis, un lieu de fête. Sur le mur se dessinait une ombre délicate portée par une cage à oiseau accrochée au plafond. La lumière était splendide. Je voulais filmer cet instant, cette ombre, avec mon téléphone portable, pour ma collection d’idées visuelles. C’est souvent ainsi que je compose les images de mes films.

Mais soudain le barman, un gamin de vingt-deux ans blond et joli comme le Petit Prince, me lance d’un ton sec et réprobateur que je n’ai pas le droit de filmer. Je me retourne, lui adresse un sourire et risque une blague :

Oh, désolée, mais ne t’inquiète pas, l’ombre m’a cédé son droit à l’image…

Le Petit Prince ne sourit même pas, il me regarde comme si j’étais complètement tarée.

Non, tu n’as pas le droit de filmer, c’est la règle!

C’est la règle… la phrase préférée de nos amis allemands. Chaque fois que je l’entends, j’ai l’impression de me faire taper sur les doigts par l’instit’ du CE2. Quand vous entendez « c’est la règle », cessez bien vite de plaisanter ou vous vous retrouverez au poste. J’ai rangé mon téléphone portable et je suis allée faire des choses autorisées (prendre de la drogue, boire jusqu’à ce que mon foie éclate, m’envoyer en l’air avec des types dans les toilettes…).

L’humour est souvent considéré par les Allemands comme un odieux mensonge, un détournement de la réalité. Ainsi, un beau jeune homme que je fréquentais il y a deux ans m’a reproché vertement de ne pas toujours raconter la stricte vérité sur mon blog. Pour lui, ce n’était pas une attitude digne. Ouais, mais c’est plus marrant en forçant un peu le trait, fut ma malencontreuse réponse, déclenchant un torrent de reproches moraux.

Ach, comme j’aimerais pouvoir rigoler un bon coup avec les Germains. Cela m’est arrivé toutefois. Il y a quelques années, j’étais invitée à une avant-première au cinéma. Le réalisateur, rencontré quelques jours plus tôt à la Berlinale, était assez connu et, ma foi, une personne gentille et fort humble en dépit de son aura sociale. Hélas, il avait oublié mon prénom et celui de l’amie qui m’accompagnait.

Jey, Jey, Jey… Jessica! dit-il ainsi au lieu de Jennifer, qui le corrigea gentiment. Puis il se tourna vers moi. Ma, Ma, Ma… 

Parfaitement inconsciente, je le regardai droit dans les yeux et lançai

A, A, A… attends… Adolf, c’est ça! 

Les courtisans qui entouraient le réalisateur se pétrifièrent. Le type était lui-même bouche bée. Je sentais que j’avais fait la pire blague de toute ma vie d’expatriée. LA blague interdite en Allemagne. Une promesse d’enfer, d’exclusion de la bonne société cinématographique berlinoise, peut-être même un rapatriement forcé en Bourgogne, merde… Mais l’heureux réalisateur éclata soudain de rire, me tapa dans le dos et s’écria:

Bien envoyé! Tu veux être mon Eva ce soir? 

Et toute la cour de se détendre en une onde salvatrice de gloussements soulagés.

Et puis il y a eu d’autres exceptions. Des Allemands de Cologne, mais oui Madame. Je n’ai jamais autant ri en Allemagne qu’à Cologne ou en compagnie de ses natifs, comme je le racontais ici. Il faut bien dire que Cologne est tout près de la frontière française, hein. (Je vais me faire engueuler, je le sens.)

Oui oui, je vous rassure, il y a PLEIN d’Allemands qui ont beaucoup d’humour. Et puis, l’humour ne fait pas le moine. L’humour ne fait pas de vous un être meilleur. Bien au contraire. Bien des connards qui peuplent notre Terre ont un humour formidable. Berlusconi est hilarant, il suffit de regarder ses interventions télévisuelles. Il paraît que Le Pen est très divertissant dans les soirées mondaines. Les Allemands, eux, sont des êtres civilisés assez supérieurs, ils sont plus gentils, plus courageux, plus positifs, moins égoïstes, moins égocentriques et moins arrogants que les Français – et bien d’autres nationalités encore. Mais ils ont (un peu) moins d’humour. Voilà, c’est tout, c’est dit.

Et je suis certaine que beaucoup d’Allemands vont prendre cet article avec humour. Oder?