manon

Oui, il y a une économie à Berlin !

Diana Durdic, cofondatrice de Sing Blackbird, un concept économique original

C’est bien connu, à Berlin, il n’y a pas d’industrie. La capitale allemande traîne sa réputation de métropole de la culture et de la fête, bourrée de chômeurs et d’étudiants sans le sou. Pourtant, je constate, au fil de mes promenades et de mes rencontres, que des bars, des galeries et des boutiques fleurissent à tous les coins de rue. Y aurait-il donc une économie à Berlin, un marché?

C’est ce que soutient Diana Durdic, 30 ans, fille de travailleurs immigrés croates installés à Karlsruhe en 1972. Elle vit à Berlin depuis cinq ans. „Berlin m’a changée, dit-elle. Dans le Sud-Ouest de l’Allemagne, là d’où je viens, on ne pense qu’à faire de l’argent. A Berlin, il n’y a pas cette pression.“ Et la Croatie? „Depuis la guerre, le dernier lien avec le pays a été rompu“, explique Diana.

Diana est copropriétaire du café-magasin de mode vintage Sing Blackbird à Berlin, et elle en connaît un rayon question carrière, bénéfices, marges et bonus. Elle a passé presque cinq années dans une agence de pub et y gagnait très bien sa vie, mais y était aussi „très malheureuse“, souligne-t-elle. Refusant d’être „esclave de cette société de vie de bureau“, elle a claqué la porte pour monter son affaire en 2010 avec sa collaboratrice américaine Tasha Arana. Et… ça marche!

„On a ouvert il y a peu, mais on fait déjà des bénéfices!“ dit Diana en riant. „La crise, la crise, la crise, on n’entend parler que de la crise. Pourtant, les gens, à Berlin, achètent toujours des fringues et boivent toujours du café! Ils épargnent plutôt sur les gros achats. On vend des vêtements d’occasion uniques, àprix très raisonnables“, raconte Diana.

Ici, les pancakes ne viennent pas du supermarché…

Mais la grande originalité du concept de Sing Blackbird, c’est son système de troc : les clientes peuvent échanger leurs vêtements contre l’une des merveilleuses pièces chinées par Diana et Tasha. C’est là toute la philosophie de ces jeunes entrepreneuses modernes : recycler, échanger, être son propre patron, faire une carrière respectueuse des autres et de l’environnement.

Chez Sing Blackbird, on mange également des scones et des pancakes bios, faits maison, selon des recettes inédites, comme le cheesecake à la citrouille. Le café (exquis) est produit par un torréfacteur de Berlin, et son prix est raisonnable. „Nous voulons soutenir une économie régionale“, appuie Diana en me servant un latte macchiato, ce lait chaud additionné d’un simple trait de café, si à la mode dans la capitale allemande.

„La liberté n’est pas libre, dit-on en allemand“, s’exclame Diana. „Être entrepreneur, c’est la liberté de faire soi-même, mais cela enferme dans une très grande responsabilité“. Diana et Tasha travaillent six jours par semaine et doivent constamment renouveler leurs idées et réorganiser leur travail.

„Il faut toujours retravailler ses objectifs de la manière la plus efficace possible“, explique Diana. „A terme, on veut avoir des employés. La nature humaine veut que l’on cherche à faire toujours plus de fric et à en dépenser moins. Pour moi, cela ne sert qu’à rendre malheureux. Notre entreprise doit grandir, oui, mais raisonnablement. »

Créer de l’emploi et monter son petit business ne serait donc pas une affaire impossible à Berlin. De quoi donner des idées à tous les jeunes chômeurs d’Europe et autres étudiants saturés de stages non-payés, non? Quant à moi, j’ai déjà fait mon petit baluchon de vêtements à troquer, et je me demande lequel des merveilleux gâteaux de Diana je vais bien pouvoir goûter la prochaine fois…

Sing Blackbird, Sanderstrasse 11 12047 Berlin

www.singblackbird.com


Là où le coeur des Berlinois n’a pas de couleur

A Berlin, Otto l’Autrichien, Léon le Burundais et Vincent le Congolais trinquent à l’amitié

Un sombre vendredi soir d’octobre à Berlin. On commence à frissonner, mais je veux me rendre dans une jeune galerie d’art pour un vernissage. Sur mon chemin, je repère cette enseigne joyeusement lumineuse, « Treffpunkt Relais de Savanne ». Un restaurant africain, ici, dans ce coin grisâtre du nord de Berlin ? J’entre aussitôt, d’autant plus piquée de curiosité que je passe beaucoup de temps en ce moment à lire les articles publiés sur Mondoblog, par mes confrères et consoeurs du Mali, du Burkina ou du Sénégal.

Devant le Relais de Savanne à Berlin

C’est Léonidas, dit Léon, qui m’accoste en francais. Ce gouailleur et charmant Berlinois de 55 ans, originaire du Burundi, m’assure avec un sourire tranquille qu’il écoute RFI tous les jours. Et son ami Vincent-de-Paul, dit Vincent, 65 ans, un Berlinois venu du Congo, de renchérir fièrement : « Evidemment, moi aussi j’écoute RFI tous les jours! »

Ils me font donc bon accueil, autour d’une bière bien allemande et d’un verre de vin rouge sudafricain. Tous deux sont ce qu’ils appellent en riant « la fraction RDA ». Il s’agit de ces Africains a invités par le gouvernement de l’Allemagne de l’Est à venir étudier en République Démocratique d’Allemagne (RDA), pendant la Guerre Froide.

C’est ainsi que Vincent quitta le Congo en 1970 pour toujours, envoyé par le gouvernement congolais en RDA pour étudier la mécanique lourde. « Avant la Chute du Mur, Berlin, c’était bien pour les étrangers, raconte Vincent. Le gouvernement et le SED (parti communiste de l’époque) réprimaient le racisme. Les persécutions sont devenues monnaie courante après la réunification de l’Allemagne en 1990. »

Léon, lui, fut envoyé en RDA pour étudier l’agronomie en 1980. « Je voulais étudier la pédagogie aux Etats-Unis, mais le fils d’un ministre a pris ma place », dit-il avant de se raviser. « Ne le mets pas dans l’article, Manon! » s’écrie-t-il, effaré. Mais Vincent intervient : « Si, Léon, il faut le dire, on n’est pas au Burundi ici, n’aie pas peur, tu peux parler. »

Sur le comptoir, un globe lumineux appelle à l’entente des peuples…

Léon et Vincent s’exclament joyeusement à l’entrée d’Otto, leur ami autrichien, qui est aussi un collègue de travail de Léon. « On vient au Relais de Savanne parce que c’est un lieu de rencontre pour tous », raconte Léon avec passion, « blanc, noir, rouge, jaune, marron – merde, il n’y a pas de différence! » « Il n’y a pas de plus grand idiot que celui qui juge en fonction de la couleur de peau ou de la religion! », s’écrie Otto. On trinque.

Réunir les gens de tous horizons, c’est en effet le voeu d’Assibi, la patronne Togolaise du Relais de Savanne. Le restaurant fait partie du Cercle amical germano-togolais, une association fondée en 1997 par Assibi et son époux allemand, Henning. Ici, toutes les associations luttant pour l’Afrique peuvent se réunir et échanger. « Et cela permet aussi aux Blancs de découvrir l’Afrique à Berlin à travers nos spécialités culinaires… »

Assibi, la patronne togolaise du Relais de Savanne

…Mais aussi grâce à une atmosphère sans pareille à Berlin, me dis-je en mon for intérieur. C’est en se promettant de se retrouver ici que Léon, Vincent, Otto et moi nous quittons, un peu grisés par le vin sudafricain, comme par les rires et les histoires passionnées que nous avons échangés toute la soirée.

Café-Bar-Restaurant Relais de Savanne, Prinzenallee 33, 13359 Berlin-Wedding, Allemagne

https://www.d-tf-berlin.de/fr/index.htm


Une école de cinéma autogérée à Berlin

Katharina, élève en scénario… et prof pour quelques heures

Une école sans prof : rêve ou cauchemar?

En Allemagne, à la FilmArche de Berlin, la première et unique école de cinéma autogérée d’Europe, les élèves sont les profs et les profs les élèves. Et (vous pouvez me croire, car j’y suis moi-même étudiante), cela ne marche pas si mal du tout…

Dans la classe de scénario, par exemple, Katharina, une élève de la promotion 2007, explique la structure narrative en trois actes en s’appuyant sur des exemples des théoriciens américains Robert McKee et Linda Seger, et démontre son propos en passant des extraits de films noirs des années 1940.

Martin, Rafael et Wolf en exercice de tournage

Pendant ce temps, les étudiants en montage doivent réaliser un exercice de tournage en extérieur avec la classe de caméra. Pour l’occasion, Marlene, Wolf, Rafael et Martin ont imaginé une scène de duel sur un pont de Berlin, dans laquelle deux hommes s’affrontent à la manière d’un western… pour une tasse de café.

Tout se décide collectivement : ça ne sert à rien de se mettre à quatre sur le storyboard, remarque Martin. Wolf propose alors de partir en repérage (pour trouver le lieu de tournage) avec lui, pendant que Marlene et Rafael dessinent ensemble l’ordre des scènes à tourner.

Marlene au storyboard

Ce qui est génial dans une école autogérée, me raconte Marlene, une Allemande de 20 ans, c’est que tu apprends exactement ce que tu veux, on ne t’impose rien. De toute façon, c’est comme ça que marchent les métiers du cinéma. Après l’école, tu dois te débrouiller tout seul et être indépendant.

Surtout lorsque tu fais des films à petit budget, comme presque tous les jeunes cinéastes, souligne Wolf, un Américain de 28 ans. Il faut apprendre à t’organiser. Je pense que l’autogestion fait vraiment partie de la mentalité allemande. Cette école sans profs ne serait pas possible aux États-Unis. C’est aussi quelque chose de très… à gauche, dit-il en souriant.

Pour Susanne Dziek, 42 ans, chef opérateur (camerawoman) et membre du bureau d’administration de l’école, la FilmArche n’est cependant pas un projet politique. Même si l’autogestion est un produit de la politique des années 1970-1980, période pendant laquelle les alternatives étaient nombreuses, la FilmArche est uniquement un projet pratique, affirme-t-elle.

Susanne Dziek

Chaque année, la FilmArche accueille une promotion de 50 à 60 élèves, qui ont environ entre 20 et 43 ans. Les horaires des cours sont relativement flexibles, pour permettre aux étudiants de travailler à côté. En effet, nombreux sont ceux qui travaillent déjà dans le cinéma ou la télévision, et viennent ici approfondir leurs connaissances ou explorer une autre façon de travailler. Les autres ont des souvent des jobs alimentaires.

La FilmArche fut fondée en 2003 par un groupe de gens de cinéma avides d’apprendre et de transmettre leurs connaissances d’une manière différente, allant à l’encontre d’une attitude « consommatrice » du savoir, style je paie donc je prends. Cette liberté, notre école de cinéma autogérée la paie au prix de la pauvreté.

Nous sommes les Cosette de l’école de cinéma, raconte Susanne Dziek. L’école n’est pas financée par l’Etat. C’est un choix. Une reconnaissance de l’école par l’Etat nous permettrait d’obtenir des subventions, mais cela nous enlèverait toute notre liberté de décision. Alors, on se finance avec le coût des études. Chaque élève doit en effet payer 50 petits euros par mois, qui doivent financer tout ce qui se fait ici.

Pauvre mais audacieuse, telle est l’école de cinéma autogérée de Berlin. Le manque de moyens ne l’empêche pas de voir loin, comme le prouve la coopération de la FilmArche avec LN International, une école de cinéma du Cameroun. Chaque année, cinq à six élèves camerounais viennent filmer un documentaire et des courts-métrages à Berlin et prendre quelques cours à la FilmArche. Un nombre équivalent d’étudiants de Berlin se rendent ensuite à leur tour au Cameroun.

No budget, no bullshit : la philosophie de la FilmArche

Je demande à Susanne si elle voit une tendance se profiler chez les jeunes cinéastes de ma génération. Elle sourit en coin. Très middle-classe, très quotidien, très « chagrin d’amour », répond-elle. J’aimerais que votre génération ait le courage de filmer des milieux dont ils ne sont pas issus. Ici, je souhaite que l’on fasse des films formidables, engagés et courageux!

P.S. : Les élèves de la FilmArche ont eux-même réalisés un documentaire sur l’école pour la chaîne de télévision franco-allemande ARTE. Un reportage à découvrir en cliquant ici.


Un Kazakh au coeur du théâtre

Juri Morasch

Ce pourrait bien être l’un des metteurs en scène du théâtre de demain. Juri Morasch, 26 ans, est né au Kazakhstan et vit en Allemagne depuis l’âge de cinq ans. Depuis 2010, il est l’un des jeunes assistants metteurs en scène du célèbre théâtre Gorki à Berlin, occupant ainsi une place très convoitée dans le paysage théâtral allemand. Dans cette maison dirigée par Armin Petras, l’un des metteurs en scène les plus demandés en Europe, Juri fait ses armes. Son rêve : écrire et diriger lui-même, et sous peu s’il vous plaît, ses propres pièces de théâtre.

Juri m’accueille deux heures avant la représentation de Das Prinzip Meese, une pièce d’un jeune auteur allemand, Oliver Kluk (30 ans), mise en scène par le non moins jeune Antú Romero Nunes (26 ans). Sur ce projet, qui parle des frustrations de la génération facebook-télé-chômage-stage – notre génération en somme! –  Juri a donc assisté Antú. Je fais un travail de communication entre le metteur en scène, les acteurs et la technique, explique Juri. Je tiens le cahier de notes de la mise en scène et j’organise de ce qui doit se passer pendant les répétitions. Je peux aussi influencer les choix artistiques du spectacle.

Le job de Juri : s’assurer que tout roule sur le plateau – et en dehors…

Comment ce jeune Kazakh est-il arrivé là? Tout remonte au dix-huitième siècle, où Catherine II de Russie invita les populations allemandes à s’installer au Kazakhstan, alors une partie sous-peuplée de la Russie. La famille de Juri Morasch descend de ces émigrés germanophones, appelés couramment « Allemands de la Volga ». Après la Chute du Mur de Berlin en 1989, Helmut Kohl rappela les populations germanophones disséminées dans l’ex-URSS, les invitant à rejoindre une Allemagne en difficulté démographique. Les parents de Juri répondirent à l’appel. C’est ainsi que le jeune Kazakh passa sa jeunesse en Bavière.

Après son bac, inscrit à la fac de Brême en Allemagne, il commence le théâtre en amateur, et poursuit l’aventure à Moscou. C’est à Moscou qu’est née l’envie de faire du théâtre professionnellement, raconte Juri. Je suis parti en covoiturage pour Berlin avec Jörg Kozlowski, un acteur, qui m’a promis de m’aider. Je voulais moi aussi devenir comédien, mais je n’étais pas assez docile, et toutes les écoles nationales me rejetaient à cause de mon tempérament. C’est ainsi que j’ai compris que je voulais faire de la mise en scène.

Après plusieurs stages, dont un auprès de la metteur en scène Andrea Breth qui lui appris non seulement à apporter le café (il sourit),  mais ce qu’était la précision sur une scène de théâtre, il se propose comme assistant à la mise en scène au Théâtre Gorki de Berlin. J’étais à une répétition d’une pièce de théâtre dansé à Brême et j’ai reçu un coup de fil de Berlin : « On te prend! » J’étais fou de joie.

Dans la cantine du théâtre, Juri fait rire les techniciens

Juri n’a pas la grosse tête. En faisant le tour du théâtre avec lui, il me semble qu’il s’entende avec chacun, plaisantant avec les techniciens, écoutant les demandes des costumières et des régisseurs de plateau. Mais il sait ce qu’il veut. M’exprimer, être un artiste. Être metteur en scène. Je crois que j’ai besoin d’apprendre pendant un an encore, mais pas plus. Il rit. C’est con, mon contrat d’assistant est signé pour deux ans. Je ne bouge pas d’ici! On m’a fait savoir qu’on appréciait mon travail. J’ai bon espoir de pouvoir monter mes pièces ici.

Et alors, Berlin dans tout ça? Je n’ai pas l’impression de vivre à Berlin! Je passe tout mon temps au théâtre ou chez moi, la nuit… Je ne connais que le chemin entre ces deux endroits. Je n’ai pas d’impression générale de la ville. Je ne fais que travailler, ça ne s’arrête jamais ici. Je me suis d’ailleurs séparé de ma petite amie. Je ne peux pas mener une relation sérieuse de front avec ce job.

Le temps de rêver et d’être libre, Juri aimerait pouvoir le prendre plus souvent, pour prendre le pouls de cette ville dont l’énergie créative, selon lui, est historique. Paris, Londres ou d’autres métropoles d’Europe ont une histoire continue. Berlin est une ville que l’on redécouvre. On sent cette histoire particulière, dues aux guerres et au Mur. Il y a beaucoup de laideur à Berlin, même dans le centre-ville, ce n’est pas une cité intouchable. Tout est donc possible. Ici, il n’y a pas de culture dominante, il y a simplement beaucoup de cultures différentes les unes des autres.

Un jeune assistant à la mise en scène qui monte, qui monte… dans les escaliers somptueux du théâtre Gorki

Juri m’abandonne un temps pour « aller faire son travail » : parler avec les comédiens et les techniciens avant la représentation, s’assurer que tout roule. Souplement, avec un sourire galant, il s’esquive. Pendant le spectacle, assis près de la régie, il surveille les moindres déplacements des acteurs avec un œil assuré. Après les applaudissements, comme je vais pour le féliciter, il me remercie chaudement et avec modestie. Vingt-six ans seulement et la gueule d’ange d’un gamin, Juri Morasch a pourtant bien la carrure d’un véritable metteur en scène.


Les mains au-dessus de la couverture

Imaginez.

Vous êtes un numéro, le numéro 106. On vous a dépouillé de votre nom, et vous ne vous en souvenez plus depuis les six mois que vous êtes ici. Votre chambre est un rectangle gris de trois mètres carrés, où toute distraction vous est interdite. Pour ne pas devenir fou, il vous faut vous inventer des jeux de l’esprit, comme Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo, ou le célèbre joueur d’échecs de Stefan Zweig. Compter les carreaux de la couverture, les fissures dans le mur, le nombre de pas du gardien à l’extérieur de la cellule.

Votre seul contact avec un autre être humain a lieu pendant l’interrogatoire, mené par un homme qui prend des poses de psychiatre pour vous arracher ce qui n’a même peut-être jamais eu lieu :

Pourquoi avez-vous parlé avec cette touriste américaine sur la place Alexander le lundi 8 juillet 1975 à 15 heures ? Savez-vous que vos parents ont honte de vous, qu’ils ne veulent plus vous adresser la parole, qu’ils sont prêts à vous renier ? Allons. Soyez un bon citoyen. Dites-moi le nom de vos complices.

Cellule à la prison de Hohenschönhausen, Berlin

Le silence entraîne des punitions encore plus grandes ; priver le prisonnier de l’interrogatoire en est une, puisque c’est le seul moment où il parle à son prochain, où il voit la lumière du jour à travers la fenêtre, où on lui sert un café chaud. La nuit, vous allez vous allonger, raide comme un piquet, sur votre dur matelas, et dès que vous glisserez dans un sommeil consolateur, le gardien aboiera à travers la lucarne :

106 ! Les mains au-dessus de la couverture !

Ce cauchemar fut réel de 1951 à 1989 à Berlin pour tous les détenus de la prison de Hohenschönhausen. Ici, on enfermait tous ceux qui avaient osé s’opposer au régime, de manière active ou non : ceux qui manifestaient dans la rue, ou imprimaient des journaux dissidents, côtoyaient ceux qui avaient tout bêtement tenté de fuir l’Allemagne de l’Est en franchissant le Mur.

L’une des cours de la prison de Hohenschönhausen

La prison était secrète. Les habitants du quartier eux-mêmes ne se doutaient pas que ce bâtiment étrange et entouré de grilles pût être un centre de détention. On croyait à une administration, à un entrepôt. La Stasi, la police politique de la République Démocratique d’Allemagne, faisait bien son boulot lorsqu’il s’agissait de dissimulation. Les prisonniers eux-mêmes étaient emmenés, les yeux bandés, dans des camionnettes banalisées qui faisaient trois fois le tour de la ville, pour leur faire croire que la prison se trouvait en dehors de Berlin.

Cet épisode sinistre de la vie politique allemande est raconté par les anciens détenus eux-mêmes, dans le formidable mémorial de la prison. Matthias Melster, l’un des guides du mémorial, fut arrêté à l’âge de dix-huit ans pour avoir, au lycée, osé dire que la République Démocratique d’Allemagne n’était pas… une démocratie. Aujourd’hui, c’est un homme à vif, à qui on a volé sa jeunesse, qui fait visiter les lieux, avec un mordant et une énergie étonnantes. Il raconte la douleur de la solitude, la torture psychologique de l’interrogatoire.

Un ancien détenu dans la salle où avaient lieu ses interrogatoires

Moi, je n’ai rien dit, pas un mot, de toute ma détention, dit fièrement Matthias Melster. Fier, il peut l’être, car presque tous les détenus de la prison finissaient par craquer, inventant parfois des aveux irréels pour sortir de l’enfer.

Les anciens détenus de Hohenschönhausen ne portent aucune trace de torture physique, mais les séquelles psychologiques sont terribles. Vingt ans après la fermeture de la prison, ceux qui furent prisonniers rencontrent parfois, au supermarché ou dans la rue, ceux qui les interrogèrent. Les membres de la Stasi n’ont pas été punis pour leurs crimes psychologiques. Et pour cause : ils étaient si nombreux qu’un jugement en bonne et due forme pourrait mettre le feu, aujourd’hui, à la société allemande réunifiée.

 

Mémorial Berlin-Hohenschönhausen
Genslerstraße 66
D-13055 Berlin
Téléphone: +49 – (0)30 – 98 60 82 – 30, – 32