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Le tueur du quartier rôde à Berlin

Bonnet en laine même en été, énorme casque audio, chai latte to-go, MacBook sur l’épaule, Iphone et baskets importées des US : il est trop cool, le Kiezkiller berlinois – le « tueur de quartier », en français. Ce nouveau type humain est réputé pour briser les vies de quartier tranquilles, résidentielles et populaires en introduisant le capitalisme bobo dans la ville. Faut-il le lyncher?

Oui et non. Car lyncher le Kiezkiller, c’est se lyncher un peu soi-même. Le Kiezkiller s’est glissé partout à Berlin et, comme le souligne cette affiche, tu es peut-être, toi aussi, un tueur de quartier sans même t’en rendre compte (« Bist du auch ein Kiezkiller? » « Es-tu aussi un tueur de quartier? »).

Le phénomène est très flagrant à Neukölln. Neukölln, c’est un quartier relativement excentré de Berlin, paumé sur le Ring (l’équivalent du périph parisien). Il y a encore deux ans, habiter à Neukölln, c’était faire son trou dans celui du cul du monde. Aujourd’hui, c’est hype. Pourquoi?

Dans ce quartier populaire peuplé de vieux Berlinois réputés pour leur style hérisson – me fais pas chier, laisse-moi boire ma bière – et d’immigrés Turcs, qui subissent de la part des premiers un racisme désagréable, une colonie de jeunes artistes et d’étudiants a commencé à faire son nid. Les loyers de Neukölln, incroyablement abordables pour une capitale européenne (environ 500 euros pour un 100 mètres carrés) ont attiré de nombreux jeunes amateurs de bohème des quatre coins de l’Europe et des États-Unis. Des peintres et des sculpteurs de 25 ans ont trouvé, dans des ateliers à 150 euros par mois, l’espace et la tranquillité qui leur faisaient défaut ailleurs.

Et voilà que les étudiants grandissent et se mettent à ouvrir des bars pour leurs petits camarades. Dans la Wesertrasse, encore artère morte de Neukölln fin 2008, des repaires branchés ont poussé comme des champignons pendant l’été 2009. Le Tier, le Ä, le Ratzepuntz, Feast et j’en passe, régalent les amoureux de techno, de concerts rock, de bière et de vin bios, et surtout de jeunes femmes et jeunes gens hyperlookés à coup de fripes sexy (cf. mes copines de fringues vintage à Neukölln dans cet article.)

Dans la Weserstrasse, les jeunes branchés du « Ä » regardent les projections sur le mur du « Tier », en face.

Évidemment, le visage de Neukölln en est changé. Les artistes et les étudiants arrivés au tout début de la boboïsation se plaignent de voir arriver leurs clones dans leurs pénates. Ces branchés en terrasses, ces nouveaux Kiezkiller, ils énervent, avec leur latte macchiato, leurs gros écouteurs d’Ipod blancs de chez Bose et leur MacBook arborant des autocollants qui proclament la révolution.

Ça énerve, mais c’est cela, le destin d’un quartier. Rien ne sert, à mon avis, de vouloir conserver dans du chloroforme des modes de vie pour la simple raison qu’ils ont « été » un jour ainsi. Que je sache, les vieux habitants de Neukölln et les communautés turques ne sont pas menacées comme une espèce animale en voie d’extinction par les « Kiezkiller ».

Non. Les vrais fautifs, ce sont toujours les mêmes. Ceux qui, profitant du look plus agréable de Neukölln, rachètent à tour de bras des immeubles, les rénovent (hideusement) à grand coup de peinture jaune soleil et louent les appartements à des prix largement supérieurs à ceux de 2008. L’aseptisation est toujours le fruit de la spéculation. Les bobos n’en sont que les consommateurs.

Ne lynchons pas le Kiezkiller. Apprenons-lui à refuser de payer son loyer trop cher et à manger des saucisses ou des börek avec ses voisins.


Berlin 2011 au son des pétards

Pour une Française exilée à Berlin, les fêtes de fin d’année à l’allemande recèlent bien des surprises. Entre autres, l’autorisation pour chaque citoyen de faire son propre feu d’artifice, et une étrange tradition de divination avec du fer blanc…

A Berlin, le Nouvel an, c’est la fête dont tout le monde parle un mois à l’avance. Au 15 décembre, vous avez déjà reçu 15 invitations Fessebouc pour LA fête de l’année, si bien qu’entre le rituel de purification gothique, la nouba à la brésilienne, et la soirée orgiaque gastronomique au Berghain (grand club électro de Berlin), vous ne savez plus à quel saint vous vouer.

C’est ainsi que la plupart des jeunes Berlinois se refusent à préparer quoi que ce soit, sortent les mains dans les poches en raflant quelques bouteilles de mousseux au « späti » (épicerie qui ne ferme pas la nuit, souvent tenues par les Turcs) et espèrent que le ciel les guidera vers la meilleure soirée de la nuit.

Sur le pont au dessus des lignes ferroviaires, on admire les feux d’artifice populaires en buvant du mousseux dans des flûtes en plastique.

C’est moi aussi ce que j’ai fait, et bien m’en a pris. Car à Berlin, le Nouvel An ne se fête nulle part mieux que dans la rue. En effet, ici, contrairement aux traditions françaises, chaque citoyen a l’autorisation d’acheter de quoi faire un feu d’artifice sur le pavé ou dans la cour de son immeuble. Des familles entières avec marmots et grand-mères encapuchonnées lancent leurs fusées dans le ciel glacial, en poussant des cris de joie. Et bien sûr, les gamins de Neukölln, ce quartier populaire où je vis, se lâchent sur les pétards, au point de faire passer la paisible capitale allemande pour une zone d’entraînement militaire.


Les vieux Berlinois craignent les pétards et la foule…

L’aspect démocratique de cette joie populaire ne pouvait manquer de me séduire. Ex-Parisienne, je n’ai jamais connu que les feux d’artifice géants orchestrés par le bon vouloir des autorités. Du genre explosion de paillettes sous la Tour Eiffel, et à minuit trente tout le monde est couché. Ayant donc acheté mon content de feux d’artifices avec quelques amis, et devant moi aussi me rabattre sur l’infâme Sekt, (ce cousin pauvre du champagne qui fait les joies des Allemands le 31 décembre au soir) j’ai pavé le ciel de quelques diamants de feu éphémères.

… mais admirent volontiers les feux dans le ciel, au pied de l’immeuble.

Lisant ensuite la carte du firmament et le fond de la bouteille de mousseux, je me suis laissée guider par mes amis dans une soirée raplapla – mais à ce qu’on dit, pas de passage à la nouvelle année sans fête du Nouvel An complètement ratée!

C’est là que j’ai découvert une étrange tradition de divination teutonne. Il s’agit de faire fondre des figurines en fer blanc dans une petite cuillère, à l’aide de la flamme d’une bougie. En renversant le contenu de la cuillère dans une casserole d’eau froide, le fer blanc dessine des formes que vous devez interpréter pour connaître ce qui vous attend l’an prochain. Si un singe apparaît, par exemple, vous devrez vous méfier des banquiers. (Perso, je vous conseille de vous en méfier quelle que soit l’année).

Mystère et boule de gomme germanique : la divination au fer blanc

1er janvier 2011 : la beau manteau blanc de Berlin est souillé de restes de pétards, de fusées noircies et crevées, et de cadavres de bouteilles innombrables. On s’est bien amusé.

Frohes neues Jahr! Bonne année à tous!


Étrangère chez moi

Mon vrai « chez moi », maintenant, c’est ça: une place calme et enneigée dans le quartier de Rixdorf à Berlin

Pour les fêtes, je n’y coupe pas : je dois rentrer à Paris. D’avance, je me réjouissais de retrouver les amis et la famille laissés en France.

Mais plus je vis à Berlin, et plus Paris me semble étrangère. Voilà que je me perds dans les rues de la capitale française, alors je les ai parcourues des millions de fois. Le plan du métro est devenu sibyllin pour mes yeux habitués à d’autres lignes aux noms barbares. Les stations Greifswalder Strasse et Zoologischer Garten me sont désormais plus familières que Saint-Michel ou Poissonnière.

Au feu rouge, comme une Allemande bien dressée, j’attends que le bonhomme devienne vert avant de traverser. Mes compatriotes me regardent d’un air moqueur en me doublant sur le passage piéton. Je peste contre l’absence de poubelles de tri dans les cuisines françaises – en Allemagne, chaque foyer en possède au moins trois. Je m’insurge devant les prix des plats au restaurants : 16 euros pour une vulgaire assiette de spaghettis qui coûterait 5 euros à Berlin. Sans compter que je suis forcée d’aller fumer ma cigarette dehors, au lieu de me la griller tranquillement, au chaud, au comptoir, avec un verre de vin.

Il y a plus étonnant encore. Et c’est là que se sentir étrangère en son pays prend un aspect tout à fait enrichissant. Faubourg Saint-Martin, Passage Brady, Faubourg Saint-Denis, je voyage dans un univers parisien sur lequel je n’avais jamais vraiment ouvert les yeux. Ce soir, c’est Noël, et hier déjà, une trentaine de jeunes femmes africaines se faisaient natter les cheveux, en groupe, chez un coiffeur de quartier. Dans les couloirs de la gare du Nord, les mecs de banlieue se retrouvent autour d’un téléphone portable qui crache du hip-hop, et alpaguent les filles qui se retournent en les invectivant. Rue Saint-Denis, les prostituées pour vieux loup de mer installent leur tabouret sous la neige et fument de longues cigarettes en parlant du prix de la baguette.

Ça, c’est Paris. Les vitrines gorgées de trésors de Noël – bijoux de corail, de perles et de diamants semblant sortir tout droit des fonds marins, animaux en peluche qui parlent, qui bougent et qui sautent dans des décors de contes de fées – côtoient une vie grouillante, une vie qui se passe dans la rue, au vu et au su de tout le monde. A Berlin, la largeur des rues et les températures hivernales extrêmes (-10° en moyenne) interdisent cette existence sur le pavé. C’est parce que les rues parisiennes sont étroites et tortueuses qu’on peut s’y retrouver, échanger une cigarette ou un morceau de musique sur son téléphone portable en regardant les filles qui passent.

J’ai traversé ces quartiers du centre de Paris des centaines, des milliers de fois. Mais aujourd’hui, comme étrangère en mon pays natal, je regarde ce monde comme une terre inconnue, et c’est bien la première fois de ma vie qu’il me semble aimer, authentiquement, sincèrement, Paris.

Joyeux Noël aux Parisiens, aux Berlinois, aux Mondoblogueurs et à tous ceux qui passent par ici!


Un espion franchouillard en Allemagne

Les comédies d’espionnage OSS 117, bien connues dans l’Hexagone, n’ont jamais eu droit à une sortie sur les écrans allemands. La semaine du cinéma français à Berlin rétablit, l’espace d’une soirée, cette injustice. Rencontre avec le réalisateur Michel Hazanavicius et son actrice, Louise Monot.

OSS 117, un espion franchouillard, gouailleur, le sourcil en accent circonflexe, est bien connu du public français. Dès le premier film, OSS 117 – Le Caire nid d’espions, l’acteur Jean Dujardin fait merveille dans la peau du cette délicieuse caricature de James Bond. Le second film, OSS 117 – Rio ne répond plus, n’a pas déçu son public friand des blagues politiquement incorrectes et du chauvinisme exécrablement drôle d’Hubert Bonisseur de la Bath, alias OSS 117, le « meilleur agent français ».

Le public cinéphile allemand a pu découvrir OSS 117 – Rio ne répond plus lors de l’ouverture de la semaine du cinéma français à Berlin. Une occasion unique, car l’espion français n’a jamais eu droit à une sortie dans les salles d’Outre-Rhin. « Mais le DVD est sorti en juillet 2010 en Allemagne », souligne tout de même le réalisateur du film, Michel Hazanavicius. « Les comédies françaises ne s’exportent pas bien, poursuit-il. A l’étranger, on veut du cinéma d’auteur français. Le film français est presque devenu un genre en soi : ce sont des films un peu bavards, qui parlent d’amour, dans une tonalité « posée »… »

Le cinéaste, arrivé la veille à Berlin, se dit décontracté devant son public allemand, bien que le film joue avec les clichés nazis et n’hésite pas à caricaturer nos voisins germains, à la grande manière française, type Grande Vadrouille ou Papy fait de la résistance. Rudi Vogler, le célèbre acteur allemand qui incarne le méchant nazi prêt à occire notre espion national, a même fait savoir à Hazanavicius que « jouer l’Allemand dans un film français, c’est déjà pas terrible. Jouer l’Allemand dans une comédie française, c’est encore moins flatteur. Mais jouer le nazi dans une comédie française, c’est vraiment pire que tout ». « Le film ne prend pas au sérieux cette époque-là », raconte le réalisateur. « Je serai ravi qu’aujourd’hui, les Allemands cessent de traîner cette culpabilité si lourde vis-à-vis du nazisme ».

D’ailleurs, le film n’épargne pas les mythes gaullistes d’après-guerre. « Les critères de la démocratie ont changé », affirme Michel Hazanavicius, « aujourd’hui, on prendrait la France des années 60 pour une dictature. Ca me fait rire de mettre les pieds dans le plat. C’est fou qu’on vive encore sur ce mythe gaulliste ».

Michel Hazanavicius et Louise Monot après la projection du film, à Berlin

La critique du chauvinisme, dans le film, revient à Louise Monot, qui incarne une espionne israélienne féministe et sexy, et met des revers aux blagues machistes d’OSS 117, tout en se moquant ouvertement de la France gaulliste. « Un rôle à la James Bond girl, une fille moderne pour son époque », dit l’actrice. Louise Monot est d’ailleurs l’héroïne d’une comédie romantique du réalisateur américain Jeremy Leven qui sortira en Allemagne en 2011. Le film a été tourné au célèbre Bavaria Film Studio, à Munich. « Ma mère est allemande », dit l’actrice en riant, « mais je parle très mal la langue. »

Y aura-t-il un prochain OSS? « Ce n’est pas exclu », répond Michel Hazanavicius. « Mais il faudrait que j’en ai vraiment envie ; sinon, j’aurais l’impression de ronger le même os. Il faut que je vieillisse, et que Jean (Dujardin) vieillisse un peu… que je puisse faire de lui un vrai vieux facho dégueulasse! Un vrai film décevant – j’aimerais bien faire ça« .

Pour le moment, le réalisateur aux envies multiples ne souhaite pas se limiter au seul genre de la comédie. « Je suis en plein montage d’un film muet en noir et blanc avec Jean Dujardin, Bérénice Bejo, John Goodman et James Cromwell. J’ai envie de faire des choses toujours différentes ».

Michel Hazanavicius semble maîtriser l’art de la surprise, au cinéma comme dans la vie. Nous partons tous dîner dans un petit resto de Charlottenburg appelé comiquement « Bond » – mais le cinéaste s’éclipse en taxi pour revenir une heure plus tard… le visage couvert par un extraordinaire masque de vieil homme, qui semble plus vrai que nature.

Alors, il est pour quand, ce vrai film décevant? Une telle promesse n’est pas facile à remplir. Je trépigne d’impatience…


Poisse, neige et chômage à Berlin

D’après la radio allemande, le nombre de chômeurs à Berlin a baissé : 10740 chômeurs de moins par rapport à novembre 2009. 10739, en réalité : car je viens d’être licenciée en toute illégalité. L’occasion de découvrir les joies de l’administration allemande.

J’ai été virée. Lundi, comme ça, sans prévenir et en toute illégalité, ma boss me convoque pour me signifier que je dois dégager sans préavis. Cela tombe bien, je ne pouvais plus voir cette folle en peinture, mais c’est toujours désagréable de se retrouver au chomdu par -5 degrés et sous une neige incessante.

« Qu’importe », me dis-je. « Cela faisait longtemps que je voulais claquer la porte ». « Je vais lui coller un avocat aux fesses, de toute façon. Et je vais gagner. » N’empêche, j’avais beau tenter de me remonter le moral : il me fallait aller à l’Arbeitsamt, l’équivalent allemand de l’Agence pour l’emploi en France, sous peine d’être hors-la-loi (et les Allemands n’ont aucune tendresse pour les hors-la-loi). Ce qui m’amène au véritable cœur de mon article. Je n’avais jamais mis les pieds à l’Arbeitsamt . Naïvement, je n’avais pas prédit que cela m’arriverait.

La neige tombant du ciel comme si le Père Noël avait décidé de vider son congélateur, les bus étaient bloqués dans toute la ville. Il me fallut attendre le mien trente minutes par un froid de canard. Puis je dus marcher lourdement dans des monceaux de neige, derrière une stupéfiante colonie de chômeurs, jusqu’à un bâtiment gris qui me rappelait étrangement l’architecture intimidante de la Gotham City des films de Batman. J’avais en tête ces photos de chômeurs américains faisant la queue après le krach boursier de 1929. Chose amusante, la radio allemande avait tonitrué ce matin pendant mon petit-déjeuner que « le nombre des demandeurs d’emploi avait considérablement baissé à Berlin ».

La poisse, la neige, et la nuit qui tombe à seize heures…

Me voilà à l’Arbeitsamt devant un comptoir tellement haut que je dois, malgré mon un mètre soixante-dix, me dresser sur la pointe des pieds pour m’adresser au fonctionnaire dans sa guérite. Dans cette position inconfortable, le demandeur d’emploi, comme on dit en langage politiquement correct, a tout bonnement l’impression d’être un nain. En équilibre sur mes orteils, prenant en main le formulaire incompréhensible que me tend le fonctionnaire, je me demande si cette architecture perverse est volontaire.

Je suis ensuite reçue par une quinquagénaire assortie de sa jeune stagiaire. La quinqua sourit bizarrement. Une fois de plus, je constate que l’architecture de son bureau en haricot ne me permet pas de me pencher vers elle, ni de m’assoir face à elle. Je suis calée de biais dans un fauteuil peu confortable, et je m’adresse à son profil. Elle, en revanche, peut pivoter dans tous les sens sur son super fauteuil de fonctionnaire, et balancer son power aux quatre points cardinaux.

Alors que, souriante, je sors tous mes papiers en bonne élève, la quinqua ne daigne pas leur jeter un oeil. Elle réclame les contrats de travail des dix dernières années. Je lui explique que dans le théâtre et le cinéma, sur dix ans, on a à peu près deux cent cinquante contrats, et que je crains que cela ne lui pose un problème, parce qu’ils sont en français. La conseillère en chomdu pivote, se penche vers moi, et avec un sourire bien tranquille en coin, me susurre :

« Ah, non. C’est vous qui avez un problème. Pas moi. »

Oh, vindiou! La méchante réplique que voilà! C’est qu’elle a oublié, la petite dame, qu’elle a une héritière de Cyrano de Bergerac devant elle, une gamine française qui a regardé trop de films de Gabin et de Pagnol, et elle va voir ce qu’elle va voir! L’envie me prend de secouer la poisse collante qui m’est tombée dessus lundi ; je rassemble mes forces, invoque Audiard et Depardieu, et me voilà rugissante :

« Écoutez ma bonne dame, on va rester polies, j’ai sué sang et eau pour une boîte allemande pendant huit mois, je me suis fait licencier illégalement après avoir payé des impôts plus gros que mon salaire pour l’Allemagne, et tout ça, en plus, sans baguette ni saucisson! Votre boulot, c’est de conseiller les chômeurs, et en réalité vous passez votre temps à pivoter sur votre foutue chaise en essayant de décourager les honnêtes citoyens, alors excusez-moi, madame, mais moi, je me demande comment le nombre des chômeurs a bien pu baisser à Berlin en novembre 2010. »

(Tout ça avec l’accent français et une grammaire allemande douteuse). Le silence se fait dans le grand bureau open-space de l’agence pour l’emploi. Tout le monde nous regarde bouche bée. La stagiaire et la quinquagénaire sont pétrifiées. Finalement, la conseillère prend timidement une de mes feuilles de salaire. Son regard change. D’une voix douce, elle me demande de réunir les papiers manquants français, de me présenter la semaine d’après, et m’explique la marche à suivre. Changement de ton inopiné.

Elle me rend ma feuille de salaire et je me lève pour partir. C’est alors que je comprends ce qui l’a intimidée. Ce n’est pas mon speech à la Depardieu, hélas. Non : elle est tombée sur l’unique feuille de salaire portant un très gros chiffre, le bulletin de paie d’un boulot d’actrice bien payé pour la télé. Le seul moment de l’année où j’ai gagné de quoi combler mon découvert à la banque, en somme. Cette petite dame a cru que j’étais une actrice célèbre, ou importante, que sais-je. Voilà d’où venait sa honte.


Je repars, hautaine, mauvaise, en manque terrible de saucisson et de baguette, et maudissant la neige.


Injoignable, même à Berlin!

Source de l’image ici

À Berlin, entre les accros de l’Iphone toujours joignables, et les cinglés du Blackberry connectés à Internet en permanence, le téléphone portable (surnommé « Handy » en allemand) est omniprésent. Mon amie Cécile, une expatriée française, résiste à l’envahisseur depuis quinze ans : elle n’a pas de mobile.  Mais comment fait-elle ?

Mon amie Cécile a quarante-cinq ans, elle est sculpteur et vit à Berlin depuis presque quinze ans… avec un simple numéro de téléphone fixe. A l’heure où tous les Berlinois, comme dans toute l’Europe occidentale d’ailleurs, ont l’oreille vissée à leur téléphone portable, Cécile, elle, se refuse obstinément à mettre de l’eau au moulin des télécommunications. Elle vit tranquillement dans son appart-atelier d’un quartier bohème-chic, dans un agréable silence propice à la création de nouvelles œuvres – et jamais interrompu par l’agaçante stridulation d’une sonnerie Nokia.

Si Cécile veut boire un café, elle passe un coup de fil à l’avance, depuis son poste fixe sur votre portable, et vous donne rendez-vous. Et là, amis accros au cellulaire, gare à vous, si d’aventure vous arriviez en retard! Car Cécile n’a pas oublié le temps où personne n’avait de téléphone mobile, ce temps magique et désormais lointain où les gens ne décommandaient pas à la dernière minute et ne se permettaient jamais plus de dix minutes de retard.

De même, veillez à ne jamais trop vous étonner que Cécile n’ait pas de téléphone portable. Vous vous attireriez ses foudres, et son mépris irrévocable. « Comment tu faisais, avant? » vous rétorquerait-elle fièrement. Bonne question. Comment faisait-on, avant? Dans mon souvenir, ce n’était pas si rose. Il m’est arrivé, autrefois, d’attendre une heure quelqu’un dans le froid, devant un immeuble dont je ne connaissais pas le code de la porte d’entrée. Et les petits mots doux qu’on s’envoie par SMS lorsqu’on est amoureux restaient dans nos têtes, à l’époque sans portable.

Mais Cécile aime à me rappeler les douceurs de l’absence du téléphone portable. Dîner avec quelqu’un qui soit complètement là, avec vous, et non pas obnubilé par l’arrivée d’un message Facebook sur son Iphone, n’est-ce pas agréable?  Et regarder une tragédie de Shakespeare sans entendre la sonnerie d’un téléphone pendant le fameux « Être ou ne pas être »? Et passer à l’improviste chez les copains, sonner à la porte et les surprendre avec un gâteau ou une bouteille de vin?

Elle n’a pas tort, Cécile. Nous sommes devenus fous, à Berlin, comme à Paris ou à Milan, de cette puce électronique dans un corps de plastique, qui vibre toutes les vingt minutes en sifflant, et nous arrache trop souvent au rêve, à la méditation ou à un baiser langoureux.

Cependant, le mode de vie de Cécile est à part. Son art solitaire lui permet de mener cette vie à moitié retirée, même au cœur de la capitale de l’underground. Que ferais une jeune réalisatrice comme moi, sans son portable bourré de contacts professionnels qui peuvent sonner à tout moment?

Et vous, pourriez-vous vivre sans portable?


Premières neiges

Ce matin, à huit heures, Berlin s’est mis à tricoter son manteau d’hiver.

C’est parti pour quatre mois de nuit (elle tombe à 16 heures), de neige (elle tombe sans fin), de froid et de glace. Et, comme la municipalité ne déblaie pas les trottoirs, à vous les glissades et autres fractures du tibia.

L’hiver dernier fut si rude, que personne ici ne s’en est remis. Un de mes amis français, installé dans la capitale allemande depuis trois ans, a même plié bagages pour rentrer à Paris. Et dire que les Marseillais se plaignent du temps de chien parisien!

Moi aussi, cette année, j’ai failli craquer.

Et puis non.

On caille sévère, croyez-moi. Chacun y va de sa technique : papier journal appliqué entre le manteau et le pull en laine, deux Damarts l’un sur l’autre, une paire de gants en laine sous une paire de gants en cuir, un bonnet en angora sous une capuche imperméable… Ma favorite : la superposition de collants en nylon – ce qui permet aux demoiselles de se promener en minijupe par un temps effroyable, et de s’attirer les regards admiratifs des passants.

Vue enneigée depuis ma fenêtre.

Mais Berlin, même par -15 degrés, reste tout simplement passionnante. En deux mois, je vais tourner trois films courts, grâce à l’énergie formidable qui agite les artistes d’ici, toujours prêts à vous filer un coup de main. En l’espace de quelques jours, je vais bientôt rencontrer deux de mes icônes du cinéma, les réalisateurs respectivement allemand et italien Wim Wenders et Nanni Moretti – en chair et en os. Dans quelques heures, je pars rencontrer des activistes iraniens en exil, qui militent pour les droits des femmes. Et ma copine Suzy, une sensuelle chef italo-américaine installée à Berlin, m’a promis de vous montrer ses secrets de cuisine. J’ai dans mon escarcelle tout un tas d’interviews qu’il faut que je vous livre sous peu.

Tout cela ne me serait jamais arrivé à Paris. C’est inexplicable, mais c’est ainsi.
Ça vaut bien le coup de se geler le bout du nez et de disparaître sous trois couches de laine.
Une petite pensée pour mes compagnons africains de Mondoblog, qui bloguent au soleil!


Pas de pensée unique dans les quartiers

Steed Cavalieri, 33 ans, est travailleur social et cinéaste. La Murette, son film de seize minutes sur les jeunes d’une cité près de Lyon, est un petit bijou d’humour et de vérité. Nous nous sommes rencontrés au festival de court-métrages Interfilm à Berlin, un festival de plus en plus réputé dans le monde du cinéma.

La Murette est l’histoire d’un affrontement pour un petit bout de mur. Deux travailleurs municipaux doivent détruire une murette sur laquelle une bande de jeunes de la cité aime se retrouver pour passer le temps. Avec un art des dialogues plutôt rare, Steed Cavalieri nous fait vivre un moment absurde et touchant de la vie d’un quartier de Vénissieux.

Le secret de ces dialogues hilarants, c’est la double casquette de Steed Cavalieri. « Je suis de cité, je travaille avec des jeunes de cité, je connais leur phrasé et je suis même amené à l’utiliser par moments », explique le jeune réalisateur.

La Murette est un film né au cœur de la cité – et non pas un film sur la cité. C’est ce qui fait toute la différence : pas un instant, le spectateur n’a le sentiment d’assister à l’affligeant spectacle de la condescendance d’un cinéaste parisien, aux prises avec un univers auquel il est parfaitement étranger.

« La Murette est parti d’une histoire vraie qu’on m’avait racontée », dit Steed, « mais la véritable histoire, elle, a tourné en émeute. Moi, je n’étais pas intéressé par le parti pris du méchant policier contre le gentil banlieusard. Dans mon film, la confrontation se passe aussi bien entre les jeunes eux-mêmes qu’avec le travailleur « blanc » de la municipalité. Le premier objectif du film, c’était de montrer que dans la cité, il y a des avis contraires. Même si on souvent l’impression qu’il y a un phrasé uniforme, un look uniforme, une attitude uniforme, en réalité, il n’y a pas de pensée unique dans les quartiers ».

Steed a commencé son film avec 2000 euros. Les acteurs du film sont tous non-professionnels, à l’exception de celui qui incarne le rôle du travailleur « blanc » de la ville. Les rôles ont été écrits en s’inspirant de la personnalité des interprètes, et tout a été filmé dans le quartier Monery, dans la commune de Vénissieux, près de Lyon. Le seul élément vraiment artificiel, donc, ce serait… la murette elle-même, construite en bois par l’équipe du film!

Vendredi, à Berlin, La Murette était projeté devant une salle remplis de passionnés de cinéma. L’accueil hilare et enthousiaste fait au film ne trompe pas : le petit court-métrage de banlieue est, en fait, un vrai moment de cinoche. Situations, dialogues et séquences s’enchaînent dans la plus grande fluidité, et avec un regard cinématographique moderne, assumé. Gonflé à bloc par ce succès, Steed Cavalieri pourra bientôt présenter fièrement Bassins de vie, son prochain court-métrage, avec Atmen Kelif, Eleonore Pourriat et Thomas Chabrol. Pas mal pour quelqu’un qui ne se définit même pas encore comme cinéaste, mais comme « accompagnateur projets » à Vénissieux.

La preuve qu’on peut faire du cinéma, du moment qu’on a quelque chose à raconter, non?

Cliquez ici pour la bande annonce de « La Murette »


À Paris, l’amour ne fait plus recette

Dernièrement, j’ai passé une journée à Paris. A peine débarquée de l’avion, l’angoisse des embouteillages m’a saisie ; j’avais peu de temps et je savais que cette ville vous le mange goulûment. Puis le métro me sauta à la gorge comme un chien enragé, une bête agitée de milliers de corps survoltés courant dans les couloirs et se battant pour une place assise dans les wagons.

Bousculée par mes concitoyens, je m’aperçois que j’ai perdu le rythme parisien, je ne sais plus résister à la vague de stress qui sévit plusieurs fois par jour dans le métro, je me laisse rouler comme un galet dans l’écume jusqu’à ce que les contrôleurs m’arrêtent, regardent mon ticket, sans être vraiment encore lassés de leur profession un peu triste.

A la sortie du métro, les gros titres du kiosque à journaux me giflent. Grèves, retraites et Sarkozy, une France qui fronce les sourcils en se regardant le nombril, avec une souffrance croissante. Les devantures des magasins rayonnent de luxe et de fierté française, cuirs et textiles, macarons et thés de traditions ; les façades haussmanniennes laissent deviner des appartements gorgés de richesse, mais au pied des immeubles les clochards tendent toujours la main, et les wagons des RER sont plus pleins que jamais d’une classe moyenne reléguée à la périphérie et condamnée à travailler pour tout juste payer son loyer.

J’avais oublié. Cela faisait huit mois que je n’étais pas revenue. Berlin et ses rues calmes et pauvres m’apparaissent comme le paradis perdu ; dans la capitale allemande les inégalités ne sont pas si grandes. Je n’ai qu’une hâte : fuir à nouveau ma patrie que j’ai pourtant tant aimée.

Quelle direction prendre? La jeune génération parisienne est paumée.

Puisque ce blog s’intéresse à ma génération, j’en viens à ce qui fait l’objet de mon article. C’est dans le métro que j’ai relevé cette phrase terrible, entendue dans la bouche d’une jeune femme qui ne devait pas avoir plus de 25 ans. Elle voyageait avec une amie et parlait passionnément. Je n’y prêtais pas attention, jusqu’à ce qu’elle lance haut et fort :

« Je ne sais même pas comment on peut songer à se marier quand on n’a pas de situation. »

Je levais les yeux sur elle : une jeune fille normale, type diplômée de marketing, de droit ou de sciences sociales ou de n’importe quoi d’autre, une banale ex-étudiante, sans doute en stage quelque part dans une entreprise qui lui accorde 400 euros par mois pour vivre. Une fille comme moi il y a quelques années. Et son amie de rétorquer :

– Mais c’est parce que sa soeur vient de se marier, alors elle veut faire pareil…

– Oui, mais sa sœur est dentiste et elle a son cabinet, et son copain avait aussi une situation.

J’étais complètement ébranlée. L’idée de l’amour n’a pas semblé effleurer ces deux femmes de 25 ans. La perspective de s’unir officiellement n’est pour elles chargée d’aucun symbole romantique ou religieux. Le mariage serait donc, à leurs yeux, un contrat passé entre deux personnes capables de payer le loyer et les couches du futur bébé. Rien de plus.

Paris, la ville de l’amour? Roméo et Juliette n’auraient même pas pu s’y rencontrer. Écrasés dans des wagons de RER blindés, ils se seraient asphyxiés s’ils avaient tenté de s’embrasser. Cette cité trop dure ne permettrait-elle plus à la romance de s’épanouir dans le coeur des Parisiens ? Je suis triste pour ma génération. Qui sauvera Paris, si les jeunes ne s’emparent pas de leur cité pour la rendre plus belle, plus vivante et plus libre ? En un mot, qui est encore assez amoureux de Paris pour oser la changer ?