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Les mains au-dessus de la couverture

Imaginez.

Vous êtes un numéro, le numéro 106. On vous a dépouillé de votre nom, et vous ne vous en souvenez plus depuis les six mois que vous êtes ici. Votre chambre est un rectangle gris de trois mètres carrés, où toute distraction vous est interdite. Pour ne pas devenir fou, il vous faut vous inventer des jeux de l’esprit, comme Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo, ou le célèbre joueur d’échecs de Stefan Zweig. Compter les carreaux de la couverture, les fissures dans le mur, le nombre de pas du gardien à l’extérieur de la cellule.

Votre seul contact avec un autre être humain a lieu pendant l’interrogatoire, mené par un homme qui prend des poses de psychiatre pour vous arracher ce qui n’a même peut-être jamais eu lieu :

Pourquoi avez-vous parlé avec cette touriste américaine sur la place Alexander le lundi 8 juillet 1975 à 15 heures ? Savez-vous que vos parents ont honte de vous, qu’ils ne veulent plus vous adresser la parole, qu’ils sont prêts à vous renier ? Allons. Soyez un bon citoyen. Dites-moi le nom de vos complices.

Cellule à la prison de Hohenschönhausen, Berlin

Le silence entraîne des punitions encore plus grandes ; priver le prisonnier de l’interrogatoire en est une, puisque c’est le seul moment où il parle à son prochain, où il voit la lumière du jour à travers la fenêtre, où on lui sert un café chaud. La nuit, vous allez vous allonger, raide comme un piquet, sur votre dur matelas, et dès que vous glisserez dans un sommeil consolateur, le gardien aboiera à travers la lucarne :

106 ! Les mains au-dessus de la couverture !

Ce cauchemar fut réel de 1951 à 1989 à Berlin pour tous les détenus de la prison de Hohenschönhausen. Ici, on enfermait tous ceux qui avaient osé s’opposer au régime, de manière active ou non : ceux qui manifestaient dans la rue, ou imprimaient des journaux dissidents, côtoyaient ceux qui avaient tout bêtement tenté de fuir l’Allemagne de l’Est en franchissant le Mur.

L’une des cours de la prison de Hohenschönhausen

La prison était secrète. Les habitants du quartier eux-mêmes ne se doutaient pas que ce bâtiment étrange et entouré de grilles pût être un centre de détention. On croyait à une administration, à un entrepôt. La Stasi, la police politique de la République Démocratique d’Allemagne, faisait bien son boulot lorsqu’il s’agissait de dissimulation. Les prisonniers eux-mêmes étaient emmenés, les yeux bandés, dans des camionnettes banalisées qui faisaient trois fois le tour de la ville, pour leur faire croire que la prison se trouvait en dehors de Berlin.

Cet épisode sinistre de la vie politique allemande est raconté par les anciens détenus eux-mêmes, dans le formidable mémorial de la prison. Matthias Melster, l’un des guides du mémorial, fut arrêté à l’âge de dix-huit ans pour avoir, au lycée, osé dire que la République Démocratique d’Allemagne n’était pas… une démocratie. Aujourd’hui, c’est un homme à vif, à qui on a volé sa jeunesse, qui fait visiter les lieux, avec un mordant et une énergie étonnantes. Il raconte la douleur de la solitude, la torture psychologique de l’interrogatoire.

Un ancien détenu dans la salle où avaient lieu ses interrogatoires

Moi, je n’ai rien dit, pas un mot, de toute ma détention, dit fièrement Matthias Melster. Fier, il peut l’être, car presque tous les détenus de la prison finissaient par craquer, inventant parfois des aveux irréels pour sortir de l’enfer.

Les anciens détenus de Hohenschönhausen ne portent aucune trace de torture physique, mais les séquelles psychologiques sont terribles. Vingt ans après la fermeture de la prison, ceux qui furent prisonniers rencontrent parfois, au supermarché ou dans la rue, ceux qui les interrogèrent. Les membres de la Stasi n’ont pas été punis pour leurs crimes psychologiques. Et pour cause : ils étaient si nombreux qu’un jugement en bonne et due forme pourrait mettre le feu, aujourd’hui, à la société allemande réunifiée.

 

Mémorial Berlin-Hohenschönhausen
Genslerstraße 66
D-13055 Berlin
Téléphone: +49 – (0)30 – 98 60 82 – 30, – 32

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Auteur·e

manon

Commentaires

Christelle BITTNER
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Tres belle plume pour servir une histoire qui vous donne des frissons, la Vraie.

manon
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Merci Enamorate!

Anne-Laure Chrisopoulos
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Article très intéressant. Trop court!

manon
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Ah ben, entre ceux qui trouvent mes articles trop longs et ceux qui les trouvent trop courts... je ne sais plus sur quel pied danser moi! :)

Lalatiana Rahariniaina
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C'est vrai. Article très intéressant. Je pense que les prisons à Madagascar sont bien pires. En tout cas, les prisonniers ont droit à des contacts humains. Le problème c'est qu'ils sont en surcharge dans une même cellule. Les cellules des femmes sont plus propres.

manon
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Je ne sais pas s'il est possible de comparer les souffrances endurées par les prisonniers de RDA et ceux de Madagascar... en Allemagne de l'Est, la torture psychologique régnait et a mené plusieurs personnes à la démence... De toute facon, quelle que soit la nature des sévices infligés aux prisonniers politiques, le crime est le même : la liberté d'expression est bafouée dans la plus grande violence et le mépris de l'humanité. Je suis bien triste d'apprendre que Madagascar apporte son nom au triste palmarès des pays qui violent les droits élémentaires des citoyens, même prisonniers.

Boukari Ouédraogo
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Cette prison est un paradis pour les prisonniers de la maison d'arrêt et de correction de Ouagadougou (MACO). Walai

manon
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Maic c'est bizarre ces comparaisons! Et comment peut-on dire qu'une prison soit un "paradis"? C'est insultant pour les personnes qui en sont sorties en miettes, leur vie est souvent brisée... Que la prison de Ouagadougou soit terrifiante, je veux bien le croire, mais on ne peut ni ne doit minimiser les souffrances engendrées par la torture psychologique. Ce n'est pas parce que les sévices sont raffinés et invisibles à l'oeil nu qu'il ne détruisent pas votre existence et votre envie de vivre, hélas.

René Nkowa
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Manon, un conseil: Si jamais tu te retrouves dans la short list des 20, choisis de venir à Yaoundé, au Cameroun. Quand tu y seras, demande à visiter la Prison Centrale de Yaoundé! Tu te feras toi-même une opinion de nos prisons et tu comprendras le pourquoi des comparaiseons auxquelles nous nous risquons.

René Nkowa
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En passant: jolie plume. Et article très élaboré. J'apprécie beaucoup!

manon
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Merci Jackson! Hélas, je suis toute prête à vous croire quand vous me dites que les prisons africaines (qu'elles soient camerounaises, burkinabés ou malgaches) sont terribles. Toutefois, je trouve cela important de se souvenir de ce qui s'est passé jusqu'en 1989 dans un pays dit développé. Il s'agit d'une forme de torture particulièrement cruelle puisqu'elle vise à vous faire perdre votre personnalité.

Ameth DIA
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je comprends les comparaisons de certains d'entre vous mais il ne faut oublier que la torture qu'elle soit physique ou morale a pour but de détruire l'homme, de lui faire savoir que sa vie n'a aucune valeur. N'oubliez pas non plus que ceux sont des prisonniers politiques et qu'ils n'ont pas les mêmes traitements de faveurs que les prisonniers normaux quelque soit leur condition d'emprisonnement. Article très intéressent

manon
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Un grand merci à toi Dia, merci de comprendre la raison de cet article! A bientôt!