
Même si l’origine du kitsch est incertaine, on peut penser que le mot est allemand. Le kitsch est devenu de très bon ton chez les branchés berlinois, et la tradition du mauvais goût affirmé est longue chez les Germains, à en croire une certaine esthétique cinématographique et télévisuelle. Un ami allemand m’a forcée récemment à regarder « Voll normal », un film des nineties où le kitsch règne en maître. Eclairant
Scène d’hiver à Berlin. Un café cosy. Le haut-parleur diffuse du swing français des années vingt. Sur une délicieuse table basse triangulaire seventies, chinée aux puces de Mauerpark, un napperon en crochet fuschia disposé avec amour accueille un service de porcelaine à motifs psychédéliques. La lampe à abat-jour frangé jette une lumière doucement rosée sur les coussins brodés de têtes de yorkshires.
Plan sur la neige, dehors, dans cette rue de Neukölln, à Berlin.
Par la porte vitrée entrent nos héros : CARA (Américaine, 25 ans) leggings en laine imprimés d’un motif de puzzle Ravensberger, pull en mohair acrylique bleu pâle des années 80, des flocons dans ses cheveux dirty blonde, collier en toc doré représentant un serpent (qui lui vient de sa grand-mère de Dresde), air blasé, nez rougi, joues fraîches, tatouage à tête d’indien Géronimo sur le poignet. JAKE (Canadien, 30 ans), moustache d’Astérix enneigée encadrant une mine également blasée, jean slim tie-and-dye faussement Ibiza, tatouage d’aigle royal sur le torse « I love Nirvana », chapka en lapin noire, ironiquement achetée chez les vendeurs de cochonneries post-soviétiques près du Mémorial du Mur de Berlin. Tous deux portent d’immenses lunettes de vue à monture moutarde. Ils s’assoient et commandent un « Omas Glühwein« , un vin chaud comme chez mémé.
Le kitsch, c’est tellement cool. Les Américains et les Canadiens croient trop souvent détenir le monopole du cheesy, du kitsch. Erreur. Le kitsch branché trouve ses origines dans la tradition deutsch, j’en suis persuadée.
Les origines du mot kitsch sont incertaines, mais pourraient fort bien être une déformation du verbe allemand « verkitschen« qui signifie « brader ». Depuis Louis II de Bavière et son castelet qui inspira celui de Disney – ce qui n’est pas rien en termes de kitsch – l’Allemagne se montre novatrice dans ce domaine esthétique aujourd’hui si prisé des hipsters du monde entier.
Philipp, 23 ans, vient de Karlsruhe et a grandi avec le kitsch deutsch. Batteur de rock, il a eu l’honneur de jouer pour une chanteuse de Schlager Musik réputée, Nicole. Qu’est-ce que le Schlager ? C’est ce que vous entendez lorsque vous vous attablez au comptoir d’un de ces bars où l’on joue aux fléchettes et où la boule à facettes éclaire les bouteilles de Jägermeister à toute heure du jour. Le rythme est entraînant, façon fête foraine, et les paroles romantiques égrènent les désillusions des sexagénaires des quatre coins de l’Allemagne. A côté, Michel Sardou, c’est de la méga-gnognotte.
Philipp, donc, a des effigies en carton grandeur nature de stars du porno allemandes dans sa chambre, et rêve de lancer une série de T-Shirts ironiques à motifs issus de son film préféré, Voll normal. Il m’a forcée à le regarder.
Voll normal (« Complètement normal ») serait donc la genèse de la maîtrise du kitsch pour les jeunes Allemands. Nous avons grandi avec Les Bronzés ou Les Visiteurs, mais rien de tout cela ne peut arriver à la cheville du kitsch de Voll normal. C’est l’histoire d’un abruti genre Forrest Gump, un vrai débile, mais en plus déconneur, qui rêve de se taper une star du porno appelée Gianna et a des problèmes avec des fans de tuning bodybuildés. Le personnage est joué par Tom Gerhardt, un acteur au talent douteux, dont le jeu est tellement artificiel qu’il en devient touchant. Le père du héros, joué par le même acteur (dont l’ego semble plutôt à l’aise avec lui-même), fantasme avec sa femme sur l’ouverture d’un club des amis du teckel.
L’esthétique du film est à la hauteur de nos attentes : pavillon de banlieue à Cologne, berger allemand, pétasse dodue en bikini léopard, voitures allemandes à foison, vieux portant un chapeau vert à plume de faisan, vieille en tablier fleuri criard et surtout, des litres et des litres de bière. Derrick meets Forrest Gump meets Les Bronzés. C’est un peu ça, Voll normal.
Imaginez à quel point cette expérience était troublante pour quelqu’un qui fait des études de cinéma, comme moi. J’avais sous les yeux l’origine même de l’humour de toute une génération de trentenaires branchouilles allemands. Blagues débiles, personnages unidimensionnels débiles, décor débile (le cinéma porno, le bowling, le resto de l’immigré grec du coin à Cologne), histoire complètement débile. Au bout d’un certain temps, vos neurones finissent par être vraiment excités par toute cette débilité. L’absence de distance comme parti-pris narratif fonctionne à plein régime et provoque une hilarité salvatrice. Si si. Je vous le jure. J’ai ri comme si j’avais mangé trois muffins à la marijuana. J’ai littéralement adoré.
Bref, pour comprendre ce qu’est le kitsch pur, le kitsch 100% authentique, regardez Voll normal. Le kitsch est deutsch, c’est sûr ! Oder ?
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