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L’horoscope Génération Berlin de l’été indien

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Karl Friedrich Schinkel, décor pour « La flûte enchantée », 1816

Cela fait un mois que je jure à mes pauvres lecteurs de leur pondre une version féminin de plage de Génération Berlin. Tournage oblige, j’étais en vadrouille tout l’été pour travailler, mais je me rattrape aujourd’hui avec un article bien débile, comme promis. Voici votre horoscope berlinois de l’été indien. Aucune prédiction n’est garantie.

BELIER

Votre tempérament de fonceur correspond-il vraiment à une ville aussi… détendue que Berlin? Vos ambitions peuvent-elles être satisfaites dans une économie à taux de chômage de 12,4%? Votre rentrée sera celle de la claque capitaliste. Vous avez investi dans un appartement l’an dernier, chassé les locataires et leurs colocataires illégaux, bravo! Votre goût de la spéculation offensive et de l’investissement à risque sera récompensé par la médaille Klaus Wowereit.

TAUREAU

Cette rentrée se place sous le signe d’un déménagement à Marzahn.

GEMEAUX

Né autour du 2 juin, vous allez rencontrer l’amour tant attendu juste après la Berlin Music Week. A moins que ce ne soit le Berlin Festival. Déjà en couple? Ce n’est pas grave, vous savez vous dédoubler. Né autour du 18 juin, vous subirez une attaque schizophrénique due à l’abus de substances estivales en open-air.

CANCER

Le 15 novembre, vous rencontrerez un homme portant une cravate jaune achetée sur le marché aux puces de Mauerpark. Ne l’ignorez pas.

LION

Début janvier, vous allez enfin rugir en allemand. D’ici là, rien ne presse et vous pouvez toujours sécher la Volkshochschule.

VIERGE

Une vierge à Berlin ne peut qu’être une hypocrite. Cessez donc de jouer les saintes nitouches, la vie est courte, les beaux jours aussi. Si vous ne savez pas où draguer, renseignez-vous sur le très sérieux site de la Flirtakademie, rédigé avec le plus grand professionnalisme par moi-même et illustré par Marie. Et après ça, ne venez pas nous dire que vous n’avez pas encore donné votre fleur au Berlinois.

BALANCE

Esthètes devant l’éternel, vous faites des hipsters de choix. Pour cette rentrée 2013, vous avez décidé d’ouvrir à Neukölln une crêperie qui fait aussi salon de coiffure qui fait aussi café qui fait aussi magasin de fringues vintage qui fait aussi des baguettes vegan. Foncez tant que toute la rue n’en a pas fait autant. Votre idée est géniale.

SCORPION

Lassé des soirées bondage au Kit-Kat Club, mettez-vous au tricot. Y a des aiguilles aussi, dans le tricot.

SAGITTAIRE

Le 15 novembre, vous rencontrerez un homme portant une cravate verte achetée sur le marché aux puces de Mauerpark. Ne l’ignorez pas. Oui oui… comme le Cancer, mais la couleur de la cravate importe. Et pas qu’un peu.

CAPRICORNE

Têtu, vous avez décidé de rester après votre Erasmus estival. Génération Berlin vous souhaite huit excellents mois d’hiver!

VERSEAU

En juillet, vous aurez un enfant, déménagerez à Prenzlauer Berg et travaillerez en tant que directeur de casting.

POISSONS

Nés autour du 4 mars, vous ouvrirez à la rentrée un atelier-galerie à Spindlersfeld, persuadés que c’est ce qu’il y a de plus mélancolique et de plus propice à votre besoin débridé de créativité. Puis, asphyxiés par le provincialisme isolé de cette bourgade, et shootés au SBahn neurasthénique, vous larguerez tout, rencontrerez un Verseau, aurez un enfant et déménagerez à Prenzlauer Berg.

Bonne rentrée à tous mes lecteurs chéris.


Comment Melt m’a fait fondre le cerveau*

Melt 2013 - Samstag

* appréciez le détestable jeu de mots s’il vous plaît… de melt, fondre en anglais… extrêmement drôle, bravo Manon! – pardon

La semaine dernière, j’ai passé trois jours au festival Melt, à une heure et demie de Berlin. Une programmation très électro, un soleil de plomb, beaucoup de mini-shorts en jean et des tentes surchauffées à perte de vue. En revenir est comme survivre à Koh-Lanta : on se sent heureux, déconnecté et… décérébré.

Tous les mélomanes qui me lisent vont se gausser : comment Manon, en quatre ans de vie berlinoise, tu n’étais jamais allée à Melt ? Eh bien, nom de nom, tous les étés, je tournais, mes agneaux. Voilà pourquoi j’avais toujours raté cette grande messe de la musique électronique que l’Europe entière célèbre près de Berlin, au bord d’un lac somptueux, à Ferropolis, une ancienne mine de fer de l’Allemagne de l’Est.

Figurez-vous qu’en mai, je me faisais coiffer par ma copine Julie aux doigts de fée, dans son salon fort recommandable, l’Atelier. Une coupe réussie et un verre de vin blanc nous donnèrent l’idée de « faire Melt » ensemble, entre filles. En un coup de ciseau, nous avions acheté et imprimé nos billets. Un line-up sexy : The Knife, Woodkid, Moderat, James Blake, Ellen Allien, Alt-J, etc.

Hélas, peu avant le départ, Julie a du quitter Berlin pour quelques temps – et me voilà entourée d’une bande de six mâles munis de nombreuses caisses de bière et d’une certaine envie de retrousser la jupe de la gueuse de festoche. Point de trip bikini-féminin de plage pour moi, en l’absence de ma partenaire de jeux.

Il nous fallut d’abord planquer ma tente dans les caleçons de ces divers messieurs afin que je puisse pénétrer sur la terre sacrée. En effet, les autorités meltiennes refusaient que je plante un champignon de nylon jaune de plus au milieu du monceau de tentes géantes accumulées sur le camping du festival. Mon abri de randonneuse du dimanche s’est retrouvé coincé entre la tente militaire d’une bande de soldats de la Ruhr et d’un trou à ordures véritablement enchanteur. Peu importe. Je ne voulais pas louper James Blake et engloutis à la hâte une vodka-citron bouillante, en l’absence de glacière, après avoir fait connaissance avec mes voisins ivres morts :

– Eh, dis, pourquoi est-ce que vous, les Français, vous ne nous aimez pas, nous, les Allemands?, me rota au visage l’un de ces charmants jeunes hommes aux muscles surdéveloppés.

– Hein? Ben non, je vous aime bien, moi. 

– Non, dans la Ruhr, ils nous appellent les Kartoffel (les patates)…

– Ah bon, je suis désolée… tu veux une vodka?

De toute façon, James Blake était à vingt-cinq minutes de ma tente et de son trou à ordures – je m’empressais alors de pinter la gueule de mon voisin de bivouac pour pouvoir m’esquiver pour le concert de The Knife.

« Le concert de The Knife ». Ma foi, appelons plutôt cela un « concert qui te rit au nez » – car The Knife n’a pas touché à ses instruments. Non, The Knife a préféré danser et mettre sa musique en playback. C’était déroutant, mais c’était bien. Après tout, cela donnait une nouvelle perspective à l’idée même du « live ». Pourquoi, au fond, un groupe ne pourrait-il pas se concevoir aussi comme un concept qui produits des spectacles extrêmement divertissants de danse et de lumière?

Le seul vrai concert, en l’occurrence, pour moi, c’était celui de Woodkid, le samedi soir. Lyrique, enflammé, sombre et passionné, comme l’est la voix grave et fragile de ce chanteur audacieux. Pour le reste, Melt fut à mes yeux une sorte d’open-air gigantesque munie de cinq scènes sur lesquelles les DJs se battaient pour faire vibrer leur public sans doute un peu blasé. Deux d’entre eux, plutôt jeunes sur la scène électro, m’ont fait guincher sur la plage jusqu’au lever du soleil : JETS, un duo glamour qui aime mélanger le hip-hop à la techno, l’électroclash à l’ambiant. Bien joué.

Au fur et à mesure que les heures défilaient, ces heures blanches et sans sommeil sous le soleil torride, je voyais le cerveau de mes compagnons masculins fondre dans leurs orbites écarquillées par la fatigue et le désir. Ces messieurs cherchaient dans la foule des proies rendues vulnérables par l’ingestion d’alcool et de drogues de l’amour, suivez mon regard. Les plus gentlemen d’entre eux tournaient leurs yeux hagards en direction de troupeaux de gazelles à peine couvertes de coups de soleil sous leurs tenues légères. De bien mauvais chasseurs, à en croire les bonds effrayés que faisait le gibier féminin à leur approche.

Le samedi soir, en l’absence d’une réconfortante présence féminine, et après avoir du subir moi-même de scandaleuses demande de visites sous la tente, je décidai de m’enivrer à coups de mojitos au champagne, qui coûtaient presque le même prix que la bière et m’étaient servis par une fille compatissante. Après avoir atteint mon objectif, armée d’un pistolet à eau, je m’en pris aux couples qui s’enlaçaient dans l’herbe et aux groupes de potes qui prenaient des photos en duck-faceant sur la plage. 

Dieu sait comment je me suis ensuite retrouvée backstage à m’empoigner avec deux groupies coiffées de plumes d’indien qui tentaient de passer commande avant moi. La honte m’étreint. Dieu me tripote comme disait Desproges.

Dans la voiture du retour, personne ne pipait mot. Nos cerveaux fondus se complaisaient à écouter du reggae dans l’autoradio, ce qui est grave. Une semaine après, je dors encore douze heures par nuit. Dieu me tripote et me pardonne, je ne retournerai sans doute jamais à Melt, préférant l’intimité confortable d’une bonne salle de concert pourvue d’une station de métro capable de me transporter chez moi après avoir applaudi un groupe. Dieu me chatouille, je n’irai pas non plus à Fusion, je l’avoue sans honte. Je garde ma tente pour en faire une cabane dans le jardin de mes neveux. Bref, la conclusion pénible de cette fonte de cerveau, chers lecteurs, est la suivante : j’ai vieilli. 


Je ne sortirai plus jamais avec un Berlinois

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Plaqué, largué, viré, le Berlinois! (photo Vice Magazine)

J’ai bien jeté ma gourme (ça fait longtemps que vous ne l’avez pas entendue, celle-là, hein?), maintenant je jette l’éponge, l’eau du bain et le bébé pareil, siphonnez-moi tout ça: je ne sortirai plus jamais, jamais, jamais, jamais de ma vie avec un Berlinois – qu’il soit allemand, français ou espagnol. En quelques mots, voici pourquoi. 

Le jeune Berlinois est une espèce à part. Il vient de partout et de nulle part à la fois. Ces dernières années, les vertes collines bavaroises, autant que les côtes d’Armor, ou les sémillantes rues catalanes ont produit un nombre impressionnants de Berlinois. Qu’il s’appelle Juan ou Helmut, Peter ou Paul, le Berlinois a quelques traits de caractère immédiatement reconnaissables.

De l’Allemand, il a pris l’habitude exécrable de partager l’addition et de vous lancer la porte dans la gueule (on en a déjà parlé).

Du pauvre – car Berlin est « pauvre mais sexy », (d’après les mots du maire Klaus Wowereit, qui gagne 147.000 € par an) au point qu’elle n’est même plus si pauvre que ça du tout depuis que sa croupe aguichante attire les spéculateurs – du pauvre, donc, le Berlinois a pris l’habitude de jouer ce qu’on appelle ici les « Schnorrer », mot yiddish qui désigne ceux qui vous taxent une clope ou un euro à tout bout de champ et aiment beaucoup vider votre frigo en vous félicitant pour votre talent de cuisinière. Malin, le Schnorrer.

Du clubber, le Berlinois a pris le pli infâme d’être injoignable avant cinq heures de l’après-midi, heure à laquelle il se réveille après une nuit de folie (mardi soir) les yeux vitreux.

De l’artiste, car Berlin est la ville des artistes, paraît-il, le Berlinois a pris l’odieux ego. Ô sa liberté, ô sa fougue! Mettre cette fraîcheur en péril pour se livrer pieds et poings liés à une épouvantable mégère qui lui prendrait tout son temps et toute son inspiration géniale? Misère! Non, il vaut mieux continuer à se foutre les uns les autres dans les toilettes d’un club. Et pour oublier sa solitude, vers cinq heures du matin, reprendre un peu de drogue pour avoir le courage d’aborder une fille, ou simplement pour retrouver un semblant de désir charnel.

Mais de l’artiste, le Berlinois a oublié la délicatesse et le devoir de culture. Sa dernière lecture sérieuse remonte à sa gastro carabinée de l’hiver dernier, quand il a enfin fini Guerre et Paix sur le trône. Il n’a plus rien à raconter, ses seules sources d’information étant Facebook et Resident Advisor. 

Alors, pour draguer, le Berlinois s’avance vers la donzelle aperçue au bar, et lui lance quelque-chose de méchant pour faire cool:

« Elle est moche, ta robe, pourquoi tu mets cette couleur? T’es jolie, c’est dommage. » 

« T’as pas de mec? Pourquoi? Tu ne te sens pas seule? T’as pas d’enfants? Pourquoi? T’as jamais voulu te marier? » 

Cela fait quatre ans que j’ai oublié ce que c’était d’avoir un rendez-vous avec un homme, de se faire belle pour lui, de le laisser choisir le vin au restaurant, de l’écouter me parler d’un film fabuleux qu’il a vu récemment, ou du livre qui l’a le plus bouleversé de sa vie, ou de la maison de son enfance.

A la place, le Berlinois et sa mèche cool me regardent de traviole à travers des vapeurs d’alcool et me proposent d’aller « taper une trace dans les toilettes » pour avoir un semblant d’intimité. Vous voyez d’ici ma moue narquoise et mon volte-face.

Alors voilà, messieurs les Berlinois, pourquoi j’ai pris la décision de vous laisser à votre liberté et à votre pauvreté, car moi-même, je n’ai pas assez de temps ni d’argent à consacrer à des… des… disons-le… des PARASITES!

Bon, alors, où est-ce que je vais aller flirter maintenant?


Mixtape Génération Berlin par Scar

Génération Berlin by Scar on Mixcloud

Il y a un certain temps, des lecteurs m’ont réclamé une playlist Génération Berlin. J’ai chargé mon ami Scar, du blog musical Scars & Bruises, de vous préparer cette sublime mixtape un peu romantique et dark, un peu disco, un peu indie et un peu new wave… Viel Spass.


Quand quelques lecteurs chéris ont exigé, il y a quelques mois, de savoir ce que j’écoutais en me tapant des kilomètres virtuels dans mon club de gym pour Allemands bodybuildés, j’avais pensé faire une belle ligne de hip-hop des années 90 et d’électro minimale allemande toute simple. Mais finalement, je me suis dit que ça ne ressemblerait pas tant que ça ni à moi, ni à ce blog.

Mon ami Scar est un Grec aux oreilles et à la plume géniales, qui vit à Berlin depuis deux ans et tient avec l’autre surdouée croate-grecque Bruises un blog musical très pointu, Scars & Bruises – malheureusement en langue hellène la plupart du temps, mais vous pouvez sans vergogne y télécharger de nombreuses mixtapes toutes meilleures les unes que les autres.

C’est en toute liberté – car il me connaît comme un frère – que j’ai laissé Scar choisir ces morceaux qui, vous le verrez, sont loin de la banalité des mix que l’ont peut entendre sur Soundcloud ou ailleurs. L’ouverture, un morceau tiré du film Bleu de Kieslowski, mon « maître » de cinéma, est idéalement trouvée et donne le ton : vous passerez une heure mélancolique, lyrique, audacieuse et parfois brutale en compagnie de The Chromatics, The New Division, Cold Cave et bien d’autres.

Tout le plaisir est pour moi, pour vous, et ici. A écouter en relisant tous les articles de Génération Berlin, natürlich !


Le croque-mort de la spéculation

Das Leben der Anderen

Comme dans le film « La vie des autres », il y a un type qui voudrait bien savoir à quoi ressemble mon appartement…

La gentrification à Berlin, encore et toujours. Sujet lassant s’il en est. Mais pas quand il vient frapper à votre porte alors que vous auriez préféré l’enterrer. La gentrification m’est apparue il y a deux jours sous la forme d’un hideux Dracula de la spéculation. Il voudrait bien creuser sa tombe sous mon haut plafond de Neukölln…

Quatre-vingt-dix mètres carrés, un balcon, deux chambres, un salon immense qui me sert de salle de projo, et une cuisine qui peut accueillir dix invités à table. Voici une description assez juste de mon appartement paradisiaque à Berlin, dans le quartier de Neukölln.

Mon quartier, justement… Petite place armée de deux tables de ping-pong sur lesquelles le fleuriste chinois affronte quotidiennement le buraliste turc. Bancs publics envahis d’enfants qui jouent à chat et attendent leur tour pour taper la balle. Le bar installé dans un ancien salon de coiffure, aux horaires fantaisistes et à l’ambiance bohème, tenu par une lesbienne très littéraire, sa coupe à la garçonne toujours plongée dans un bouquin de Thomas Mann.  La brocante de Frau Berger en bas de chez moi – petit bout de femme aux joues roses et à la voix haut perchée – je la surnomme Björk – repaire des chineurs et des fauchés du coin. Le théâtre de marionnettes qui accueille aussi des discussions politiques. On se connaît tous.

Cela fait trois ans que j’habite cet appartement, ce qui n’est pas peu quand on sait que j’ai rarement vécu plus de dix mois au même endroit depuis mes dix-sept ans, âge auquel j’ai pris mon indépendance et rendu leurs nerfs à mes parents épuisés par mes frasques adolescentes. Dans ces murs, j’ai vécu trois des années les plus intenses en rebondissements de ma vie. C’est le premier appartement qui me soit aussi cher. Et pourtant, il ne coûte pas grand-chose par rapport aux loyers faramineux que j’ai dû régler en France ou dans d’autres quartiers de Berlin.

Un avocat de Hambourg a acheté l’immeuble il y a un mois.  Il s’est pointé l’autre jour chez moi. Immensément maigre, le visage moucheté d’étranges taches brunes, un nez crochu (je ne plaisante pas), il me tend sa froide main de croque-mort et entre dans mon paradis de bohème. Ses yeux fouinent partout, mais j’ai pris soin de fermer les portes de toutes les pièces. Il est prétendument venu régler le problème de tuyauterie que je subis depuis deux mois.

Le morbide gaillard ne me semble pourtant pas franchement calé en plomberie. (Normal, me direz-vous, il est avocat.) Après avoir salopé mon parquet en bidouillant les tuyaux, il sort des papiers de sa mallette. Voilà notre Dracula inspectant le carrelage de ma salle de bains et cochant des petites cases à tout va. Je m’approche de son document et je lis

Mietspiegel 2013

Le Mietspiegel (« miroir des loyers »), pour les Non-Berlinois, c’est une loi qui permet d’accorder les loyers à la modernisation des appartements. Si votre appart est super moderne, vous payez plus. La modernité à l’allemande va se nicher dans les moindres recoins de votre intérieur. Il y a deux ans, j’ai appris que quelques centimètres de carrelage pouvaient me permettre d’échapper  à une augmentation de loyer plutôt salée.

Comment vous dire, chers lecteurs, la rage qui m’a saisie à ce moment-là? Sous un prétexte minable, celui de venir constater l’état de ma tuyauterie, cet avocat qui sentait le formol était venu renifler la poule aux oeufs d’or qui se niche dans ce coin reculé de Neukölln. Une fois rénové, mon appartement vaudrait le double. Je le sais – et IL le sait. Je prends mon courage à deux mains pour ne pas péter un plomb. Je me force même à sourire.

Excusez-moi, je ne crois pas que ce que vous faites en ce moment soit légal. Si vous souhaitez visiter l’appartement, vous devez me proposer un rendez-vous par écrit en me précisant le but de la visite. Vous êtes venu pour les tuyaux, donc vous n’aurez accès qu’à la cuisine et à la salle de bains. C’est tout.

Dracula s’appuie contre le carrelage de ma salle de bains.

Je suis très en colère, me répond-il. Il faut que je vous le dise. Je suis venu de Hambourg. 

Je hausse mes épaules (tremblantes quand même).

– Ca m’est égal. Vous devez respecter la loi. C’est mon appartement. 

– Mais moi je suis le propriétaire! 

– Et moi je paie mon loyer. 

– Je vais vous envoyer un avertissement, menace-t-il de son stylo bic.

– J’ai un avocat, réponds-je.

Il m’apprend, comme si je n’étais pas au courant, qu’il est également avocat (ah bon? pas plombier?) et sort de la salle de bains dans un tel état de rage qu’il éteint et rallume trois fois la lumière en giflant l’interrupteur. Puis il me harcèle pour savoir pourquoi je n’ai pas retiré le nom de mon ex-petit ami de la boîte aux lettres.

Parce que c’est le travail du gardien, pas le mien. 

Le grand machin formoleux se retire nerveusement. Au passage, il jette un coup d’oeil noir à mon porte-manteau pour être bien sûr qu’aucune veste mâle n’y pende, signe certain d’une illégale occupation masculine de l’appartement.

Une fois la porte fermée derrière lui, je fais moins la fière. Sensation étrange d’avoir été visitée par un imbécile fanatique, un fou de la spéculation. Sensation d’intrusion violente. J’ai écrit il y a quatre ans une pièce de théâtre sur la Stasi, la police politique est-allemande. Quelques scènes me reviennent – bizarre, me dis-je, c’est comme ça qu’on devait se sentir quand on recevait la visite d’un de ces agents aux allures de rat.

Souhaitez-moi bonne chance, amis lecteurs, la guerre contre le croque-mort de la spéculation est déclarée.


Hipster & Mainstream

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Berlin, repaire de hipsters : on entend cette rengaine en boucle depuis trois ans. Personne ne sait vraiment ce qu’est un hipster (d’ailleurs, on est toujours le hipster de quelqu’un d’autre) mais à force d’user le mot jusqu’à la corde, rien n’est devenu plus mainstream que la hype. Paradoxe insupportable pour Berlin. J’ai rencontré récemment des gens très très très hipsters, donc très mainstream. Réflexion au cœur de la branchitude banale.

C’était un samedi soir de mars. Ma copine parisienne Lolita était venue me rendre visite avec deux de ses amis. Après nous êtres passablement abrutis au Riesling, nous décidâmes d’aller chez M., une Française qui organisait une fête chez elle.

Nous poussons la porte et sommes accueillis par un métrosexuel un peu sale, ce qui en soi est aussi un paradoxe, mais nous ne sommes plus à ça près. Le bouclé nous pousse dans le salon. Autour d’une longue table rectangulaire design, qui semble tout droit sortie des pages de AD Magazine, les hipsters sont enfilés comme des perles.

Blancs, blacks, asiatiques, façon Benetton mais en mode branchouille, ils lèvent à peine les yeux sur nous. C’est fatigant de devoir ouvrir ses paupières sur un style qu’on ne comprend pas, qui est hors des canons de la hipsteritude. Le hispter mainstream ne se fatigue pas : si aucune barbe, aucune chemise à carreaux, aucune paire de lunettes surdimensionnée, aucun cardigan de mémère Marc Jacobs n’accroche son regard, il se rabat sur le prochain hispter rassurant venu.

De toute façon, le hipster mainstream n’a rien à dire. 

Extrait :

– Salut, ça va? Moi, c’est Manon.

– Hi. 

– Ok. Euh. What’s your name? 

– Darren. 

– Hi Darren, nice to meet you. 

Darren me gratifie d’un sourire condescendant avant de retourner à sa conversation passionnante avec une fille habillée à l’heure de la Chute du Mur de Berlin. Je les écoute sur fond de musique aseptisée comme du Canard WC, dans le style des pires morceaux de Desire: voix flûtée de Suédoise, beat synthétique mou du genou.

Resident Advisor*, c’est la plus grande invention du 21e siècle, s’exclame Darren en remontant ses lunettes immenses sur son nez. 

Le vingtième siècle avait la pénicilline, la fusée et Internet, le vingt-et-unième siècle aura donc Resident Advisor. Pauvre époque, va.

Bien qu’il semble être à la pointe, le hipster mainstream ne fait que suivre un style extrêmement codifié qui le fait ressembler à tous ses compères. Afin d’élaborer ce style d’une banalité à pleurer, il lui faut cependant éplucher bien des magazines de mode et écumer les boutiques de Mitte. Tout son salaire de vendeur ou d’attaché de presse y passe – car, mes chers, le hipster mainstream est rarement un écrivain fou, ou un musicien barré, comme l’étaient Jack Kerouac ou Chet Baker, les hipsters de la première heure.

Qu’est-ce qui anime le hipster mainstream? Les vieux hipsters, branchés bizarres et scandaleux, voulaient laisser une oeuvre, rendre le monde plus dandy, plus fin, plus élégant, plus trouble, plus étonnant. Le hipster mainstream semble n’avoir pour but que de faire fonctionner la machine bien huilée de la consommation, selon le principe petit-salaire-goûts de luxe, qui fait de lui un esclave. Ipad dernier cri, casquette dernier cri, tenue ironique des pieds à la tête et aucune vision du monde.

Voilà peut-être pourquoi les hipsters mainstream sont devenus la cible préférée des attaques des Berlinois. Evidemment, tout le monde est un peu hype à Berlin, donc il est difficile de faire le tri – et d’ailleurs, là n’est pas la question. La question, c’est ce qu’on a à raconter, à défendre, à proposer. Peu importe le look. C’est là que le bât blesse, car Berlin accueille de plus en plus de jeunes branchés peu animés par une conscience politique ou sociale, qui souhaitent, sous des dehors alternatifs, monter un énième magasin de cosmétiques hors de prix à la devanture arrogante, afin de devenir, comme les bons vieux hispters à la papa des années 60… les papas bourgeois du futur.

Et c’est là que la terrible normalité (maison-chien-pantoufles-capitalisme) rattrape définitivement le hipster mainstream, lui qui n’a, de toute façon, jamais rien fait d’autre que suivre le mouvement.

* Magazine en ligne de musique électronique qui recense, notamment, toutes les soirées électro


Mini-rallye Berlin-Dakar

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A l’université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal

L’influence allemande au Sénégal : ici, à Dakar, pendant la grande rencontre RFI- Mondoblog qui réunit 51 blogueurs francophones, bien de mes petits camarades ont ri au nez de mon sujet. Certes. Et pourtant, chers amis lecteurs, vous qui êtes des fous de Berlin, et, pour les plus téméraires, de véritables amoureux de l’Allemagne, sachez que vous avez quelques copains germanophiles, ici, à Dakar. Pérégrinations teutonnes au pays de Senghor

Ma première étape sur la route du Sénégal germanophile commence à la célèbre Université Cheikh Anta Diop, au Département langues et civilisations germaniques. Omar, 25 ans et en deuxième année d’allemand, accepte de répondre à mes naïves questions. S’il apprend l’allemand, dit-il, c’est d’abord par amour de la langue, «surtout la grammaire». Un peu maso, Omar ? Peut-être, oui, comme Alima et Maïmouna, 22 ans chacune, étudiantes en première année, qui chérissent tout autant la grammaire teutonne.

Avec une certaine perversité, je tente d’arracher à ces jeunes germanophiles un aveu économique. Ne serait-ce pas plutôt pour aller chercher fortune au pays de Frau Merkel que ces jeunes ambitieux s’échinent à apprendre la langue de Goethe ? Eh bien non, même pas. Tous se destinent à une carrière de professeur d’allemand… au Sénégal, après une thèse qu’ils aimeraient effectuer dans une université allemande, Berlin en tête. L’apprentissage de l’allemand offre encore peu d’autres débouchés pour les étudiants, comme le souligne le jeune professeur Louis N’Dong. Comme son vénérable collègue Mamadiou Diop, qui adore Berlin et enseigne l’allemand depuis trente ans, M. N’Dong a choisi sa carrière « par amour de la langue ».

Tant de lyrisme pour la langue de la plus grande puissance économique européenne ! J’ai eu envie de creuser un peu plus l’aspect prosaïque de la présence allemande en terre sénégalaise. J’ai retrouvé Ute Bocandé, à la Fondation Konrad-Adenauer, sous l’ombre bienfaisante d’un somptueux manguier. Cette institution allemande puissante est idéologiquement rattachée à la CDU et se présente comme un outil de formation politique dans les nombreux pays du monde dans lesquelles elle est implantée. Formation des élus locaux, promotion de l’économie sociale de marché, soutien à la formation des journalistes, aux groupes de femmes… La KAS, comme on l’appelle gentiment, dispense son aide là où la démocratie doit être renforcée.

Je demande à Mme Bocandé si elle estime que les Sénégalais sont attirés par l’Allemagne. «Oh oui, bien sûr ! Tout d’abord, il y a le football, les matchs sont retransmis », répond-elle dans un éclat de rire. « Mais ce sont aussi les bonnes performances économiques de l’Allemagne malgré la crise de l’euro, et le fait que ce soit un pays de liberté, où l’expression démocratique est bien ancrée, un pays où il fait bon vivre ». Pourtant, Mme Bocandé ne croit pas à une future vague d’immigration sénégalaise vers l’Allemagne. « La langue est un obstacle ».

L’intérêt grandissant des Sénégalais pour le deutsch encore si méprisé de bien des expats français fait que les classes de l’Institut Goethe, à Dakar, croulent sous les demandes d’inscription. D’ailleurs, on ne fait pas qu’apprendre l’allemand au Goethe – c’est un peu un des seuls endroits de Dakar où l’on peut échapper à la pollution, au bruit et au harcèlement marchand.

A l’Institut Goethe, tout, du cinéma à Internet en passant par les conférences, est gratuit pour les Sénégalais. L’incarnation de ce « pays où il fait bon vivre » ? Sur une terrasse à 180 degrés, les étudiants, les enfants, les vieux, tous peuvent venir utiliser le wifi (denrée encore rare à Dakar) sur des Ipads flambants neufs, lire «Die Zeit » ou surfer sur Facebook.  « Ici, on est bien pour réviser, il n’y a pas de bruit… et la vue sur Dakar! », me confie un étudiant sénégalais.

« Nous ne voulons plus germaniser le monde! » s’écrie l’homme qui est à l’oeuvre derrière ce petit havre de paix moderne. Michael Jeismann, le nouveau et dynamique directeur de l’Institut, a mis la collaboration avec les Sénégalais au cœur de son dispositif culturel. Le café littéraire de l’Institut Goethe invite des auteurs sénégalais qui, bien que célèbres dans toute la francophonie, ne trouvent aucun lieu pour s’exprimer dans leur propre pays. « Malheureusement, nous sommes trop souvent le substitut des structures étatiques manquantes », souligne M. Jeismann.

Pas d’influence allemande au Sénégal? Peut-être pas beaucoup si on la compare à la française, camarades Mondoblogueurs. Mais rira bien qui rira le dernier : la réputation de Madame Merkel et de la bière teutonne traverse les continents… à la vitesse du wifi du Goethe Institut.


Ce coup de fil au milieu de la nuit

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Nicole de Rougé, 1921 – 2013

Tous les expatriés le redoutent. Cet appel d’un de vos proches, au milieu de la nuit, depuis la France, pour vous annoncer que c’est fini, qu’il, ou elle, a quitté ce monde. Cette personne malade, ou si vieille que vous savez bien qu’elle ne sera pas éternelle, vous l’aviez laissée derrière vous pour vivre votre vie à l’étranger. On sait tous qu’on recevra un jour ce coup de fil. Et la culpabilité d’être parti ne change rien à la chose

Il y a six ans, ma grand-mère, Nicole, a subi une opération terrible. On lui a retiré l’estomac. Elle qui n’aimait rien tant que les goûters sucrés avec ses amies bavardes, les tartes aux fruits voluptueuses de son pâtissier et le café avec une larme de rhum (« ça vous remet d’aplomb ») ne pouvait plus picorer que des bouillies infectes additionnées de protéines, et quelques biscuits, sa passion, qui restaient autorisés.

En quelques mois, son allure de Mamie Nova chic s’était volatilisée et elle ressemblait à un oisillon tombé du nid. Elle portait de nouveau la taille 36. Je lui disais qu’elle avait une ligne de jeune fille, ce qui la faisait rire, car devant l’adversité, Nicole affichait la plupart du temps un sourire confiant. Elle était croyante et avait aussi foi en sa famille. Elle savait que nous ne la laisserions pas tomber.

Et pourtant je l’ai quittée. Je suis partie il y a quatre ans pour venir vivre en Allemagne, je voulais vivre ma vie, explorer le monde, voyager, apprendre une autre langue, être libre ; que voulez-vous, j’avais vingt-sept ans, je savais que je devais le faire maintenant. On doit bien devenir soi-même. Je revenais souvent. Elle habitait une maison de retraite depuis son opération. Quand je venais lui rendre visite, elle commandait un gâteau pour moi. Elle buvait son thé en me regardant manger ce qu’elle ne pourrait plus jamais avaler.

Nous parlions de tout et de rien. Elle se passionnait pour mes histoires rapportées de Berlin, mes amours, mes rencontres, mes pièces de théâtre, mes tournages, mes voyages. Elle qui avait vécu tant d’années, elle aimait me raconter le petit château où elle était née, les avions-planeurs que son père fabriquait, les bals costumés d’avant la guerre, les voyages sur des ferries avec mon grand-père, les parties de ping-pong entre mondains.

De tout cela elle ne regrettait rien, elle aimait tout autant l’aide-soignant croate homosexuel qui la traitait comme une princesse (ce qu’elle était au fond, de coeur), et l’infirmière togolaise qui lui montrait des vidéos de son petit dernier, et la vieille folle qui habitait la chambre à côté de la sienne et tentait toujours d’attirer mon père dans son lit. Comme elle était rieuse et gaie, Nicole ! Elle ne pouvait presque plus rien manger, mais elle se nourrissait de la vie autour d’elle et pendant ces six dernières années, elle a aimé cette Terre avec ferveur. Jamais je ne l’ai entendue dire du mal d’autrui. La couleur de peau, l’orientation sexuelle ou politique, la position sociale, rien de tout cela ne pouvait l’empêcher de donner son amitié – elle qui venait d’un milieu si traditionnel, si obtus.

Ma soeur est partie vivre à l’étranger, elle aussi. Elle élève sa famille à Athènes. Une fois, je l’ai appelée à minuit. Quand elle a décroché, son souffle était court et elle me fit un « allô » plein d’inquiétude. Je lui souhaitai son anniversaire.

Ah, c’est pour ça que tu m’appelles. J’ai cru que Mamine… tu sais, j’ai toujours peur quand on m’appelle tard, maintenant. 

Moi aussi, j’avais peur. Parfois, quand mon père m’appelait tard le soir, ou trop tôt le matin, je flippais. J’attendais que la nouvelle tombe comme un couperet : c’est fini, Mamine nous a quittés. Pendant une certaine période, je laissais mon portable allumé la nuit. Je ne compte pas les fois où mon coeur a bondi dans ma poitrine,  lorsque j’entendais la sonnerie du téléphone à deux heures du matin, avant de décrocher et d’entendre un copain éméché me hurler, la voix couverte par le vacarme d’un bar, de le rejoindre pour faire la fête. J’ai fini par accepter que j’entendrais peut-être la nouvelle sur mon répondeur et j’ai coupé la ligne pendant mon sommeil.

D’ailleurs, ce coup de fil du milieu de la nuit, que je redoutais depuis six ans, est arrivé le matin. C’était un dimanche, vers neuf heures, il y a quinze jours.

Je t’annonce ce que nous attendions tous depuis longtemps.

On l’avait retrouvée inanimée, dans son lit, le visage tourné vers la fenêtre qui donnait sur un petit jardin. Apparemment, c’est à six heures que son âme s’est envolée. Ses traits étaient calmes et doux. Qu’avait-elle vu au-dehors? Quelle est cette lumière qui l’a saisie dans son sommeil, pour qu’elle ait eu le courage de se tourner vers elle sans aucune crainte? Quelle beauté, quelle douceur, se tenait de l’autre côté de la vitre? Ou bien disait-elle adieu à cette Terre qu’elle avait chérie tous les jours de sa vie?

Je la revois sur cette photo des années cinquante, les pieds dans l’écume, le visage tourné vers le soleil. Nicole n’a jamais eu peur de la lumière. Elle-même était une lumière dans nos vies : elle a aimé et nous l’avons aimée.

Mehr Licht, avait dit Goethe avant de mourir. Lumière! Plus de lumière!


Kondi-Boxing pour Partytier* berlinois

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(*Partytier = « animal de fête » en allemand)

La vie nocturne berlinoise est sans répit. Il y a quelques temps je me demandais si je n’allais pas m’acheter un matou pour essayer de remettre de l’ordre dans cette existence de saltimbanque échevelée. Finalement, devant la perspective de longs poils angora sur mes fringues, de l’odeur de la litière dans ma salle de bains au milieu de mes produits de beauté et de longues heures chez le véto à cent balles la consultation, j’ai abandonné ce projet pourtant soyeux. A la place, je suis allée m’inscrire au club de sport, où je peux désormais admirer de sains Allemands suant sur leurs machines.

Les ongles longs de trois centimètres, bombardés d’éclats de strass et rayés d’un coup oblique de laque violette, des cuisses d’acier, un micro près de la bouche comme Madonna sur scène, Jana ondule sur le podium. Dans la salle, vingt-cinq femmes et deux hommes (un très vieux, et un jeune gay) suivent les mouvements gracieux de Jana pendant ce cours de Body Balance (« équilibre du corps », donc) qui se déroule dans l’intimité étouffante d’un club de gym de Kreuzberg, à Berlin.

Ferme les yeux, écarte les cuisses dans la largeur naturelle de ton bassin, le nombril rentré, c’est ça, respire… 

Jana susurre ses indications dans le micro qui ne perd rien de ses respirations langoureuses. C’est quasi-érotique. La salle est en transe.

Body Balance, Body Jam, Body Pump, Bauch-Beine-Po (Ventre-Cuisses-Fesses), Kondi-Boxing, les noms des cours de gym se succèdent avec un certain humour, ma foi. Prenons le dernier, par exemple, le Kondi-Boxing. Je n’ai jamais vu un truc aussi ridicule, une sorte de chorégraphie assaisonnée de mouvements de boxe. Certains fans s’enduisent de paillettes avant d’y aller. C’est tout juste s’ils n’ont pas des gants de boxe rouges. Mais mettez ces apprentis Rockys sur un ring, ils se fouleront le poignet au premier mouvement. Pour ma part j’ai mis un pain à une malheureuse participante, je n’avais pas bien compris qu’il ne fallait pas taper pour de vrai.

Sur des machines flambant neuves, des rangées de Berlinois transpirent, les yeux levés sur des télés accrochées au plafond comme à l’hosto. Image légèrement angoissante, oscillant entre Bienvenue à Gattaca et Le meilleur des mondes. La machine elle-même offre toute une série de divertissement à celui qui ne saurait se contenter de faire marcher ses muscles : connexion avec votre Ipod lui-même connecté à un preneur de pouls labellisé Nike (non, sans dec, on se demande bien qui a pu sponsoriser l’équipement de cette salle?), permettant d’écouter de la musique ET de savoir à quelle vitesse votre coeur bat et combien de calories vous cramez à la seconde ; élégant choix de circuits de course à pied (montagne, stade olympique, île déserte, wow) qui vous donne la délicieuse impression d’être à Ibiza en train de courir dans le chant des cigales, alors que vous êtes dans une salle qui sent comme le gymnase de vos années collège.

Ne vous méprenez pas, j’adore ma nouvelle salle de sport. En ce moment, j’écoute pas mal de vieux hip hop américain des années 90. Je me mets ça dans le casque, je grimpe sur la bête, je cours comme une dératée au son de paroles d’une vulgarité sans nom et j’ai l’impression de me faire Harlem et le Bronx dans mon petit short en rayonne. Le pouvoir de l’imagination est incroyable.

Cela a-t-il vraiment changé ma vie faite de trop de fêtes? Pas vraiment. Maintenant, je danse encore mieux… et encore plus longtemps. Rien n’y fait. J’ai beau travailler comme une dingue et tenter de brûler mes dernières cartouches sur une machine à fabriquer du muscle, il me reste encore de l’énergie à dépenser au fond d’un verre de martini ou dans les recoins sombres des clubs de Berlin. Mais bon sang, quelqu’un aurait-il l’antidote à cette nature de Partytier?