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Berlin – Los Angeles : le match

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Coucher de soleil à Venice Beach, Los Angeles, décembre 2015 

Sous ce titre racoleur se cache un véritable dilemme, chers lecteurs : après sept ans de vie à Berlin – un véritable cycle mystique, n’est-ce pas – je me demande si Los Angeles, d’où je reviens tout juste, ne serait pas un bon point de départ pour une nouvelle phase de mon existence.  Au-delà de ces déchirures métaphysiques, je vous rappelle que Los Angeles et Berlin sont jumelées (peu de gens le savent), et que chacune a bien des choses à apprendre de l’autre pour remporter le titre de la ville la plus geil* du monde.  En prime à la fin de cet article, un petit carnet d’adresses angelino si vous décidez d’aller y faire un tour. 

Nous sommes en janvier 2016 et je suis arrivée en janvier 2009 à Berlin, âgée de 27 ans et pleine d’espoir, avec deux valises énormes et un échange d’appart Paris-Berlin. J’ai appris l’allemand et la direction d’acteurs, monté une pièce de théâtre, fait mon master de scénariste dans une école prestigieuse, mais mon rêve de pénétrer l’industrie cinématographique allemande ne s’est pas vraiment réalisé, même si j’ai eu la chance de travailler sur de merveilleux projets documentaires. Ce rêve s’est d’ailleurs éteint, faisant place à d’autres.

Cela, c’est pour la bio officielle. La bio officieuse est pleine d’amours et d’amourettes internationales, de connards et de princes angéliques, d’amitiés violentes et passionnées avec des femmes folles comme moi, de nuits interminables, de cadavres de bouteilles de riesling, de musiciens échevelés, de rires éclatants dans les chiottes d’un bar à quatre heures du matin, de robes en lamées négociées dans des échoppes vintage et de camping moite au bord de la Baltique entourée de nudistes rougis par le soleil du Nord.

Après sept ans à Berlin, je suis capable de faire quelques conclusions qui ne concernent que moi, mais qui vous concernent quand même un peu, ami Français venu chercher ici la joie et la liberté, comme tout Gaulois normal qui ne peut plus supporter l’ignoble carcan chauviniste qui sévit actuellement de l’autre côté de la frontière (rires, rires). J’ai comparé ces réflexions à la vie à Los Angeles, telle que j’ai pu l’observer pendant plusieurs semaines entre 2014 et notre année nouvelle-née.

1. La langue

Premièrement, quoique l’on vous dise, à Berlin, on ne s’en sort pas sans parler le deutsch ; faute de quoi l’on reste coincé dans un tablier de serveur ou dans sa chaise de faux stagiaire sous-payé pendant de longues années, à tenter vainement de quoi se payer son entrée au Berghain. C’est ok à 20 ans, mais pas à 35, à moins de faire de la mdma un véritable style de vie et de se moquer de sa carrière. Aux Etats-Unis, on ne s’en sort pas non plus sans parler l’anglais, mais entre nous – peut-on comparer le niveau d’exigence linguistique dans ces deux pays ? Après sept ans, mon allemand est parfaitement courant mais, dans le cinéma allemand, on rechigne encore à engager quelqu’un dont on devra peut-être corriger la grammaire. Alors que les Ricains s’en tapent, particulièrement à L.A., qui est un véritable melting-pot.

2. La vie nocturne

En 2009, je trouvais cela génial de pouvoir fumer dans les bars berlinois. Maintenant, je trouve ça parfaitement immonde. Sérieusement, parmi toutes les drogues amusantes que notre pauvre humanité a créé, pourquoi choisir la cigarette, qui fait une haleine de chacal et ne vous donne pas l’once d’un high ? Bien, passons – je sens que certains d’entre-vous grognent et je comprends la puissance d’une addiction à laquelle je fus moi-même réduite. Qu’est-ce qui différencie un bar berlinois d’un bar angelino ? A première vue, pas grand-chose, en dehors de l’absence de fumée à L.A. : même ambiance fun, mêmes jeunes qui ont envie de s’amuser, même déco déglingue ou même déco branchouille, même très bonne musique, mêmes looks pointus, même folie en somme. Les consos sont moins chères à Berlin qu’à L.A., le bar berlinois ne ferme pas tandis que l’angelino ferme à 2 heures et Berlin n’a pas ces affreux écrans de télévision que les Américains s’usent à vouloir coller partout. Mais si vous y regardez d’un peu plus près… vous vous apercevrez que les gens sourient. Oui, ils sourient. Le barman sourit, la barmaid sourit, le physio sourit et les jeunes en tenue de lumière sourient. C’est ça, L.A. Les gens ne peuvent pas s’empêcher d’être heureux, il y fait bien trop beau. Et ceux qui pensent que ces sourires sont fake n’ont jamais mis les pieds en Californie. La Californie est la nouvelle mdma, elle vous met des paillettes d’amour dans les yeux.

3. Travailler

Je n’ai jamais travaillé à L.A. Mais j’ai passé sept ans à m’acharner à Berlin. On le sait tous, l’économie de la capitale allemande est une catastrophe ; l’absence de salaire minimum (il vient seulement d’être voté) et la présence du minijob à 400 € par mois fait le lit de tous les abus. Forte de trois diplômes et de trois langues, en tant que freelance, je suis encore obligée de négocier à la force de mes canines pour arracher des tarifs humains à la plupart de mes clients qui me servent toujours la même soupe : « mais enfin, vous vivez à Berlin, la vie est moins chère là-bas, non? » A les écouter, on pourrait croire que Berlin est au Chiapas.  La semaine dernière, j’étais en train de descendre des shots de rhum avec un copain berlinois, un jeune acteur qui vit désormais à Los Angeles. Quand il m’a dit son salaire horaire en tant que serveur trois fois par semaine pour un traiteur très chic, j’ai failli m’évanouir. Oui, la vie est plus chère à Los Angeles, mais…

4. Les loyers

… mais même si son loyer est le triple de celui qu’il avait à Berlin, mon pote acteur gagne six fois plus que dans la capitale teutonne. J’ai bien dit six fois. Les loyers berlinois ne cessant de grimper et atteignant aujourd’hui des tarifs jamais vus de mes yeux vus (1000 € pour un deux-pièces en mauvais état, quand ce même appart’ coûtait 400 € il y a cinq ans), et les Berlinois touchant des salaires misérables, la vie à L.A., donc, est moins chère en proportion. En prime, à L.A., il y a des cactus et des palmiers dans la cour de l’immeuble.

5. Les gens

Ah, les gens, le coeur battant d’une ville ! Quiconque a déjà rencontré un Angelino se demande si sa gentillesse, sa façon de vous regarder dans les yeux quand il parle, de ne pas vous couper la parole et de vouloir payer l’addition est du lard ou du cochon. Une vie berlinoise vous habitue à essuyer les grognements prussiens, les regards pas francs du collier et les jugements castrateurs de nos amis germains. Toute expression de politesse peut paraître suspecte, après sept ans passés à vivre sans égards. Mais ici, les deux villes font match nul. Si les Angelinos sont adorables, chaleureux et bien élevés, les Berlinois sont des troufions ; mais ils ont reçu la grâce de la sincérité et de la fidélité à toute épreuve. Los Angeles est obsédée par sa propre beauté et sa propre ambition, tandis que Berlin roucoule encore avec elle-même, berçant ses artistes dans une pauvreté temporairement propice à la création. Dommage qu’elle ne sache pas retenir ses enfants en les récompensant un peu plus largement.

Vous l’aurez compris, il n’est pas vraiment question d’un match ici, mais simplement d’une comparaison à l’aube d’une nouvelle étape de ma vie et de ma carrière. Après m’être gorgée de lumière californienne, après avoir admiré bien des couchers de soleil à Venice Beach, après avoir passé une partie de mon hiver en maillot de bain et en futal de Spandex, je me demandais, avant-hier en débarquant à Tegel, si je pourrais supporter de nouveau la vie berlinoise ; le froid, mon proprio hystérique qui veut me virer pour louer mon appart deux fois plus cher et les grognements des barmen en lieu et place de ce How are you doing today? rayonnant que l’on vous sert de l’autre côté du comptoir et de l’autre côté de l’Atlantique.

La réponse est oui, cher lecteurs, je suis toujours éprise de Berlin comme je l’étais il y a sept ans. Je suis montée dans le bus TXL avec ma valise monstre et j’ai respiré l’air frais du Nord apportant la neige dans un ciel bleu et acéré et j’ai su tout de suite que partir définitivement d’ici serait un mensonge. Même si je quittais Berlin, j’y reviendrais un jour ; elle a ce petit quelque chose indéfinissable qui fait les grandes maîtresses.

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The Last Bookstore, Downtown Los Angeles

LES BONNES ADRESSES DE MANON A LOS ANGELES

The Whee Chippy : les meilleures frites de l’univers, sans blague ! Coupées largement, au coeur de la patate fondante, avec la peau craquante et sautées dans une huile de truffe… à déguster les pieds dans le sable de Venice Beach, tout cela pour 4,50 dollars… j’en pleurerais tant je suis en manque. 1301 Ocean Front Walk, Ste 9, Los Angeles, Venice

Cha Cha Lounge : un bar à la mexicaine où se rassemblent les barjots de Silver Lake. Branché, fou, parfumé à la tequila, tellement caliente avec ses néons roses et son photomaton où l’on pose ivre mort. Les consos ne sont pas terribles, mais on n’est pas là pour faire dans la dentelle. 2375 Glendale Blvd, Los Angeles, Silver Lake

The Troubadour : un bar à concerts mythique où sont passés bien des groupes de rock indé légendaires avant d’accéder à la postérité. 9081 Santa Monica Blvd, West Hollywood

Cielito Lindo : le quartier historique de Los Angeles est mexicain. Dans Olvera Street, où bat le coeur de la ville mexicaine, vous verrez la première maison de Los Angeles et, non loin, la première église de la ville. Et Cielito Lindo, le boui-boui à taquitos (tortilla roulée et fourrée à la viande) le plus ancien de la rue… et aussi le meilleur ! E-23 Olvera St, Ste E, Los Angeles, Downtown

The Last Bookstore : merveilleuse librairie sur deux étages dans laquelle il faut passer sous des tunnels et des ponts de livres pour dénicher la perle rare… beaucoup d’ouvrages d’occasion à prix cassés. 453 S Spring St, Los Angeles, Downtown

Historical Monument 157 : en dépit de son nom, c’est une salle de concert. L’ambiance de cette vieille et belle maison de 1900, occupée par un collectif d’artistes, vous rappellera les nuits bohèmes berlinoises. Excellents concerts et performances déjantées, pour des nuits underground interminables. 3110 N Broadway, Los Angeles, Lincoln Heights


Les vilains Grecs et l’Europe désemparée

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J’ai demandé à mon amie Ourania Lampsidou, journaliste grecque, de nous expliquer sa vision de l’écroulement de son pays au sein de l’Europe

La Grèce est et a toujours été un Etat dysfonctionnel et en même temps, une sorte d’Etat-providence d’un genre unique, copié sur le modèle français. Cet « étatisme » grec a longtemps dominé l’histoire du pays, en particulier après la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile de 1944-1949. Les couches les plus dynamiques de la société grecque – parmi eux, les jeunes – choisirent une carrière dans l’administration et non dans l’entreprenariat, et préférèrent la sécurité de l’emploi à une liberté risquée. Les élites n’occupaient pas seulement les plus hautes fonctions au sein du gouvernement, mais aussi de puissants syndicats et confréries. Ainsi, la plupart des corps professionnels se tournèrent vers l’Etat pour y trouver de l’aide. Paradoxalement, l’Etat fut bien souvent aussi la source de leurs problèmes. Ce dilemme s’aggrava encore lorsque l’Union européenne accrut son hégémonie économique et financière en Grèce.

Bien que, pendant les soixante-cinq dernières années, le gouvernement fut aux mains des partis conservateurs et sociaux-démocrates, les élites en place étaient piégées dans un cercle vicieux. Elles gardaient les citoyens sous une étrange tutelle ; les citoyens, en échange, soutenaient les hommes politiques qui leur avaient promis de répondre à leurs besoins et à leurs aspirations et, la plupart du temps, à leurs fantasmes et à leurs illusions. Finalement, les citoyens devinrent de simples votants, qui récompensaient ou punissaient les politiques selon le nombre de faveurs qu’ils leur accordaient et ne se souciaient plus du tout de leurs programmes ni de leurs projets pour le pays.

Sans réelle grande bourgeoisie sur laquelle s’appuyer, ces élites politiques grecques n’ont rien à offrir, à part un patriotisme fondé sur d’anciennes gloires et un nationalisme qui, bien souvent, remplaça à tort le sens civique et l’activité économique. Ces élites politiques n’ont pas créé de richesse, ni d’industrie commerciale, ni de technologies, ni de sciences, ni de culture moderne et n’ont pas la caractéristique de base d’une classe supérieure : le réalisme. Elles ne s’inquiétaient que d’un seul et unique programme, toujours le même : soigner une classe moyenne patriotique dont l’Etat était le principal pourvoyeur, une classe moyenne qui n’a jamais appris à prendre des initiatives et qui ne s’est jamais vue comme un rouage de la mobilité, de la réforme et du progrès sociaux.

Au moment où la Grèce s’était isolée, coupée de tout ce qui se passait en dehors de son territoire, elle cédait à toutes sortes de théories du complot et devint un cas particulier d’auto-admiration, ignorant l’esprit de Voltaire : « Je n’ai pas besoin d’ancêtres si j’ai des idées et des principes ». (Paradoxalement, les Américains – les Anglo-Saxons – furent plus proches de cette pensée).

Sans nul doute, la Grèce a ses singularités, mais nous pouvons affirmer que bien de ces caractéristiques sont communes au reste de l’Europe et qu’elles sont relatives aux débuts de l’histoire européenne, à savoir le XIXe siècle – le siècle qui définit la mentalité européenne moyenne. Sauf cas particulier, l’Europe tente de se débrouiller aujourd’hui en utilisant l’élan de ses anciennes gloires, dans un monde pourtant profondément transformé, et tente de relever les défis du XXIe siècle avec les outils du XIXe siècle. C’est ainsi qu’elle devient la première victime de la mondialisation. La foi dans l’Etat-nation, dans la langue régionale et la religion est toujours profondément enracinée. Parce qu’elle est une foi basée sur des mythes fondateurs, elle ne peut se dissoudre et faire place à de nouvelles réalités.

Les « hommes sages » de Bruxelles, incapables de parler directement d’un ordre qui a cessé d’exister depuis longtemps, se réfugient dans un langage administratif et technocratique, parfaitement incompréhensible pour une personne moyenne. Et ce citoyen moyen devient la proie des forces les plus extrêmes, les plus irréelles et parfois les plus sombres, qui le réconfortent avec la promesse d’un billet de retour pour le bon vieux temps d’une Europe qui a eu le luxe de se considérer comme le centre du monde et de disposer du reste de la planète. Les mythes ont toujours été plus forts que l’Histoire elle-même.

Même si la Grèce était expulsée de la zone euro et de l’Union européenne, l’Europe devrait toujours répondre à la question, plus large, de sa perte d’autonomie. Elle devrait voir plus clairement – surtout l’Allemagne – qu’elle crée en permanence les fondations de l’euroscepticisme, du mysticisme, du chaos et de la paranoïa.

A PROPOS DE L’AUTEUR : Ourania Lampsidou, journaliste, est née à Athènes en 1954. Elle a travaillé pendant plus de trente ans pour les meilleurs journaux et magazines grecs en tant qu’analyste pour des chroniques sur les affaires étrangères. Elle fut conseillère du ministre de la Culture grec sur la question de l’enseignement du grec moderne et enseigna, entre autres, à l’université de New York (NYU) aux Etats-Unis. En 2014, Ourania Lampsidou a publié « L’autobiographie de mon père », un hybride entre une autobiographie et une biographie. 

Illustration de Rachel van der Nacht


Refuges européens – Le monde d’hier

 

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Illustration de Rachel van der Nacht

Comment la lecture d’un grand auteur germanophone peut raviver le souvenir de l’étincelle européenne et d’un monde dédié à la paix et à l’entente des peuples, en ces temps de crise des migrants et à l’heure de l’effondrement de la Grèce.

Berlin, en tant qu’officieuse capitale politique de l’Europe, a deux crises majeures à gérer en ce moment : les migrants et la Grèce. La seconde est en train de se faire zapper méchamment par la première et pourtant, toutes deux raniment une xénophobie ensommeillée et la question, cruciale, de la solidarité dans l’espace européen.

J’aurais pu aller voir les migrants dans leurs refuges temporaires à Berlin et vous rapporter ce que j’y aurais vu, comme je l’ai fait il y a quelques années. Mais je me suis trouvée, cette fois, désemparée face à l’ampleur de la catastrophe. Tous les Allemands sont déjà au front pour les accueillir, la machine de la solidarité berlinoise semble s’être une fois de plus mise en marche. Et tant mieux.

Cependant, elle ne devrait pas faire oublier que nous sommes environnés de racismes latents prêts, eux aussi, à sortir de leur placard à la première sonnette d’alarme tirée. Nous voyons bien, en France, La Le Pen se démener avec son incroyable talent démagogique, que certains commencent à trouver « pas si con » (horreur).

Je me suis remise à lire Stefan Zweig. Zweig était autrichien, mais c’était surtout un immense Européen, un convaincu de la toute première heure, bien avant même que l’idée d’une union n’existe. Zweig connaissait l’Europe sur le bout des doigts. Voyageur insatiable, il sillonnait l’empire austro-hongrois comme la France et l’Angleterre, à la recherche de poètes et d’artistes. Quand la Première Guerre mondiale éclata, il était l’un des très rares intellectuels à louer encore la paix et l’entente des peuples à une foule enivrée de haine pour ses voisins. Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale achevèrent ce qu’il restait de son optimisme et de sa foi en l’Europe. Il se suicida en 1942. Le chantre de la « supériorité morale du vaincu », comme il le disait lui-même, a raconté sa vie bouillonnante, passionnée, idéaliste, enivré par la beauté du monde dans Le monde d’hier, son dernier ouvrage.

Il est bien triste que Zweig n’ait pas vu l’Europe de l’après-guerre et son amour affermi de la paix. Mais que dirait-il de notre Europe des années 2010 ? Une Europe économique régie par les lobbies, le fric sale et les entreprises libidineuses, une Europe politique serrée à étouffer dans l’étau de l’austérité et de la règle absolue, imposée par Merkel et ses larbins ?

Je n’ai rien à vous raconter de neuf sur la crise des migrants. C’est pourquoi je lis Le monde d’hier en tâchant de trouver, dans le plus bel ouvrage pacifiste et épris de l’Europe qu’il m’ait été donné de lire, des lumières pour guider mes réflexions. Ce qui s’est passé hier dans le monde de Zweig – deux guerres absurdes, deux monstruosités – se passe désormais aux portes de l’Europe. Dans les livres du passé se cachent des réponses et des éclairages inattendus. Mais pour l’instant, peut-être comme vous, je suis démunie. Les bras ballants. On a à peine le temps de penser. Que faire de toute cette vie qui se jette désespérément à notre cou ? Avez-vous, vous aussi, vos lectures pour tenter de comprendre le présent ? 

J’ai choisi d’illustrer cet article par un dessin magnifique et saisissant de Rachel van der Nacht, une Française installée à Berlin qui va collaborer avec moi sur ces pages. Merci Rachel !


Les fantômes volants de Tempelhof

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Le hall d’arrivée de l’ancien aéroport de Tempelhof

Il aurait dix étages souterrains, des couloirs secrets menant directement au Reichstag, et une gare clandestine. Désaffecté en 2008, l’aéroport de Berlin-Tempelhof nourrit les légendes urbaines les plus intrigantes. J’ai eu la chance de le visiter aujourd’hui. Un voyage fascinant au temps d’Hitler, de la Guerre froide et des stars du cinéma classique hollywoodien

Tempelhof. Autrefois, un aéroport en pleine ville ; aujourd’hui, le terrain de jeu préféré des amateurs de cerfs-volants et de saucisses grillées. Mais Tempelhof a bien plus à offrir que des pistes d’atterrissage sans avions. Ses bâtiments, construits sur ordre d’Hitler, sont devenus un lieu de mémoire absolument passionnant, à visiter sans faute, afin de mieux comprendre l’histoire mouvementée de la ville.

Ceux qui se plaignent aujourd’hui que Berlin soit « brutalement » devenue le repaire des hipsters du monde entier connaissent d’ailleurs mal leur Histoire. Comme le rappelle notre guide à Tempelhof (un garçon de Montréal fort bien instruit sur la question), Berlin attirait déjà toute l’Europe branchouille des années 1920. Cabaret, théâtre, cinéma (les célèbres studios de Babelsberg), jazz : c’était à Berlin qu’il fallait aller quand on avait le goût de l’art et des aspirations cosmopolites. Un aéroport s’imposa vite comme une nécessité absolue.

Tempelhof ouvre en 1923 dans un vaste champ en pleine ville. Quelques baraques en planches et des avions riquiqui par rapport aux standards contemporains suffisaient à assurer le transport des Européens avides de culture. Mais, en 1934, Hitler décide de retaper la petite aérogare pour en faire un aéroport digne de son projet urbain mégalomane, Germania, comme une quarantaine d’autres bâtiments de Berlin.

Sous la direction de l’architecte Ernst Sagebiel, le nouvel aéroport est achevé en 1941. Une bonne blague, quand on sait que Tempelhof est le troisième plus grand bâtiment du monde en termes de surface au sol, et que Berlin lutte actuellement pour finir à grands efforts son aéroport moderne. En dépit de son architecture à la terrifiante élégance nazie, Tempelhof ne servit pas d’aérogare pendant la Seconde Guerre mondiale. Non. Hitler avait une meilleure idée : enfermer des milliers de travailleurs forcés et de prisonniers de guerre dans les hangars afin de leur faire monter des avions de chasse, à raison de 16 heures de travail par jour et six jours de labeur par semaine. En dépit de cette histoire malheureuse, je dois bien avouer que ces fameux hangars, ensuite utilisés par les Alliés, sont un véritable bijou architectural.

A la chute d’Hitler, les Français, les Anglais et les Américains se sont en effet emparés du joyau nazi et en firent non seulement un aéroport commercial, mais une base aérienne militaire, une ville dans la ville avec terrain de squash ou de basket pour les soldats, crèche, bureaux de banque et de poste, et… l’arrière-plan glamour de photos légendaires, à l’arrivée des stars de cinéma pour le festival de Berlin.

Loren, Sophia - Schauspielerin, Italien/ undatiert

Sophia Loren à Tempelhof, 1959 (source : site web de Tempelhof)

Le hall d’arrivée de Tempelhof est d’ailleurs une merveille cinématographique, avec ses escalators qui semblent taillés dans le verre, son restaurant suspendu des années soixante et son horloge qui nous fait remonter le temps. Bien dommage que la visite ne s’y attarde pas et qu’il faille y passer à toute vitesse.

Il faut dire que le monde souterrain de Tempelhof est, lui aussi, plein de secrets que notre guide doit nous raconter. L’aéroport possède plusieurs étages enfouis. Nombre d’entre eux abritent quelques-uns des trois cents abris anti-bombes que recèle Tempelhof. La lueur d’une lampe torche dévoile un détail émouvant : sur les murs des sinistres abris souterrains ont été peints, dans les années quarante, des scènes d’un livre de Wilhelm Busch, racontant des histoires connues de tous les enfants allemands. Une manière comme une autre de leur faire oublier qu’au-dessus de la tête, leur ville se faisait bombarder à tout va.

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Surprise dans un abri anti-bombes de Tempelhof

Ces souterrains alimentent tous les fantasmes sur la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide. Tempelhof est en effet un délice pour les amateurs de livres d’espionnage. Qui sait vraiment aujourd’hui combien de souterrains inconnus s’y cachent? La CIA avait bel et bien ses quartiers à Tempelhof pendant la Guerre froide et y pratiquait l’espionnage. Et même si notre guide est sceptique quant aux mille légendes urbaines qui circulent à propos de lieu, force est de constater que certains couloirs vous fichent délicieusement la frousse. Le Filmbunker, par exemple, qui contenait les archives de la Luftwaffe et était caché par une porte et un escalier secrets, est absolument spooky avec son béton noirci par l’incendie qui le ravagea à la fin de la guerre.

La visite de Tempelhof se déroule en allemand, mais vous pouvez booker une visite en anglais. Les guides sont passionnants et fort bien informés. La visite est assez sportive : deux heures à pied dans un aéroport immense, pourvu de nombreux escaliers. 

J’ai pu faire cette visite grâce à l’application Get your Guide, qui permet de réserver très facilement depuis votre smartphone ou votre ordinateur. Get your Guide offre un bon rayon d’activités et de visites adaptées à votre séjour à Berlin et ne s’adresse pas seulement aux touristes : si vous êtes Berlinois, vous pouvez tester les visites à thèmes précis sur le IIIe Reich ou sur le Kreuzberg alternatif avec des guides vraiment pointus.


Conduis-toi comme une femme

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J’en ai marre d’être une femme. Une femme selon ces codes vieux comme le Monde : une petite chose craintive, douce, jamais un mot plus haut que l’autre, toujours prête à être consommée, utilisée, raillée. J’ai rarement connu le sexisme à Berlin et je viens d’en faire l’expérience. A mes propres frais, en plein jour.

Je pédalais à toute allure de Neukölln à Kreuzberg en cette fin d’après-midi, vêtue d’une courte jupe d’été, lorsque j’entendis sur mon passage deux jeunes abrutis attablés à un resto de schawarmas :

Eh! Je vois tout! Non attends, montre ta culotte, allez! 

Je n’ai pu m’empêcher de réagir. L’être humain a un ego et l’ego aime le respect.

Et alors? Moi je vois ta cervelle, elle n’est pas très pleine! 

Rires des deux cons. Je continuais à pédaler à vive allure. Mais je sentais la moutarde me monter au nez à plein tube et au sixième tour de pédale, je décidais de faire volte-face pour apprendre la politesse à ces deux singes. Ils me regardent arriver, l’air débile. Rigolard.

Excusez-moi, qu’est-ce que vous avez dit là?

Celui de droite répond aussitôt :

C’est bon, il a rien vu.

Je hoche la tête :

C’est bien ce que je pensais. Très bien. Maintenant tu vas me faire des excuses. 

Rires de prépubères (ils ont au moins trente ans).

Vous ne trouvez pas ça un peu sexiste? Voire complètement con? Je te demande de me montrer ton slip, moi? 

Rires gras sentant l’ail et la viande en brochettes. Celui de gauche, un taureau pâle en polo rayé, prend une frite et me la lance. Puis une deuxième. Les gens regardent.

Tu fais quoi, là?

Rires couplés de Jean-Paul Sartre et de Marcel Proust. Un vieux bout d’oignon vole dans ma direction. Le morceau d’oignon de trop. Je pose mon vélo, je marche vers leur table, je prends le sandwich devant le taureau de gauche et je le lui jette à la gueule. Frites, oignons, tout compris.

Le taureau se lève. Je marche vers mon vélo, d’un pas sûr (mais où ai-je donc trouvé ce pas sûr?!). Je me retourne, il est à deux centimètres de moi et il lève la main. Je lui aboie dessus en plantant mes yeux dans les siens

NE ME TOUCHE PAS!

Je vois son bras en sueur se lever, sa peau sur son cou tassé, sa mâchoire serrée et je ressens une excitation bizarre ; une excitation sexuelle. Non pas parce que je suis tout près de la bête violente et dominatrice, comme pourraient le penser ces psychologues qui croient encore que les femmes rêvent de se faire violer. Mais parce que j’ai réussi à le rendre fou furieux. J’ai réussi à lui soustraire ce flegme d’adolescent attardé, qui jette des frites à ses victimes, comme un enfant méchant jette des cailloux aux chiens errants. Je ressens une violente excitation parce que je lui ai répondu. Je me sens très forte. Une décharge d’adrénaline me parcourt l’échine, bien que je comprenne qu’il pourrait me casser la colonne vertébrale, me décrocher la mâchoire ou me briser le cou.

Du coin de mon oeil droit, j’aperçois mon antivol de vélo, une anse en acier qui pèse près de deux kilos. Ma main glisse vers l’antivol. Je ne réalise pas que je pourrais le tuer si je le frappais à la tête avec ce cadenas, ni qu’il pourrait en finir avec moi s’il me l’arrachait des mains.

Et pendant ce temps, bien sûr, les passants nous regardent, béats. Tout ce cirque dure quelques millièmes de secondes. La serveuse du café est arrivée en courant. Elle attrape le bras du type, elle s’écrie d’une voix douce que je suis « une femme »- « on ne frappe pas une femme ». Et justement voilà l’autre demeuré qui se ramène, pousse son imbécile de pote sur le côté et me lance, l’air paternel :

Allez, rentre chez toi. Tu es une femme, conduis-toi comme une femme. 

Et là je ne sais pas ce qui m’a pris, amis lecteurs, mais j’ai répliqué par une question métaphysique à laquelle se sont consacrés, en vain, des siècles de philosophie et d’art, sans me douter que ce couillon ne pourrait jamais y répondre :

Mais c’est quoi, UNE FEMME? 

Il me fait un regard dans lequel passe tout le néant de son intelligence. Sa réponse est sans appel :

Tu cries, tu viens nous chercher, tu veux te battre, c’est pas un comportement de femme. Conduis-toi comme une femme! 

« Conduis-toi comme une femme. »

La serveuse me suppliait de sa voix douce de m’en aller. Que pouvait-elle faire d’autre, elle, cette femme. Cette pauvre femme. Cette vraie femme.

Quand j’étais enfant, les garçons m’embêtaient déjà. En particulier mon grand frère. Je lui suis redevable d’une chose extraordinaire pour la vie d’une femme adulte : malgré lui, il m’a montré comment on doit se battre. Il passait sa vie à me titiller. Mais au moins, j’avais le droit de me défendre et je savais qu’il ne me ferait jamais de mal. Avec lui, mon enfance a été un vrai boot camp et je ne regrette rien : j’ai appris à avoir le verbe haut, à contester un concours de billes injuste, à réclamer la part de gâteau qui m’était due et à mettre des torgnoles. Aussi, lorsqu’un mec trois fois plus grand que moi se permet de m’insulter, cela ne m’impressionne pas plus que ça (mon frère est immense et très sportif) et je réagis au quart de tour.

Mais les batailles de polochon avec mon frangin ne m’avaient pas préparée à ce qui allait se passer à l’adolescence. Autour de 13 ou 14 ans, les filles deviennent inévitablement des proies pour les types de tout âge. « Tu suces? », « Petite cochonne… », « Ils sont mignons tes petits seins! » étaient les mots que j’entendais presque quotidiennement, comme nombre de mes copines, en rentrant du collège. Des mots glaireux balancés par des bonshommes sournois au coin des rues, par des immondes qui se pignolaient devant nous dans les transports en commun, ou en sortant de la boulangerie. Vers 14 ou 15 ans, je rêvais régulièrement que je sortais un énorme flingue et que je menaçais ces gros dégueulasses. Je les faisais se mettre à genoux et demander mon pardon en pleurant.

La vingtaine est terrible aussi. Mains (et bites) baladeuses dans les boîtes de nuit, dans le métro. Types qui t’abordent pour « t’offrir un café » et te traiter de pute après t’avoir harcelée pendant 10 minutes sur ton trajet sans que personne n’intervienne. Une fois, un type m’a attrapé le cul dans une foule rue de Rivoli. Je lui ai couru après, je l’ai chopé par le col et je l’ai affiché devant tout le monde. Une autre fois, un mec m’a traitée de salope dans un RER, je lui ai mis une gifle ; il a attendu que je descende du train pour me tomber dessus et me frapper à la tête avant de s’enfuir en courant. Une autre fois encore, dans le métro, un mec s’est branlé contre mon bras à travers son pantalon d’homme d’affaires. Quand je me suis rendue compte que c’était une bite en érection, et non un attaché-case contre ma peau, j’ai couru à la fontaine la plus proche. J’y ai versé toutes les larmes de mon corps, en me lavant frénétiquement le bras. J’ai des anecdotes comme celles-ci par paquets de douze.

Alors, à la trentaine, plus rien ne passe. Plus rien. A trente ans, j’ai lu Baise-Moi de Virginie Despentes et j’avoue y avoir pris un plaisir revanchard (outre le fait que c’est formidablement bien écrit), bien que teinté de terreur, car je ne crois pas à la violence, au fond. Mais je suis bel et bien devenue une féministe assumée et je n’ajouterai pas que « j’aime les hommes » ni que je m’épile quand même les aisselles pour faire amende honorable, parce que ça n’a rien à voir.

Pour tout vous dire, d’ailleurs, plus qu’une féministe, je crois que je suis tout simplement une femme, une meuf, une nana. Une femme, ça a aussi le verbe haut, ça dit aussi des gros mots, ça pète, ça rote, ça frappe, ça met des miettes partout et ça ne devrait pas passer sa vie à s’excuser d’être là. Les femmes sont des hommes comme les autres. Et vice-versa.

Tu es un homme? Conduis-toi en femme. Et si tu es une femme, conduis-toi en homme. C’est ça le vrai courage : être de la race des hommes et des femmes, sans la moindre distinction! Moi, aujourd’hui, je me suis conduite en vraie femme. Et lui s’est comporté comme un pauvre hère.

C’est vrai, je suis fière de lui avoir tenu tête… pourtant je sais que dans la rue, il y a quelques heures, personne ne me donnait raison. On me lançait des regards culpabilisants quand je suis partie. Mais qui est donc cette folle qui est allée chercher des emmerdes d’elle-même? Elle n’avait qu’à les ignorer…

Eh bien cette folle, chers passants, c’était une femme, tout simplement. Ça vous dérange?

PS : je dédie cet article à toutes mes camarades de Mondoblog qui se battent pour écrire dans des pays où le fait d’être une femme menace leur liberté, voire leur existence. 


Un taxi berlinois un peu trop blanc

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En revenant de l’aéroport l’autre jour, j’ai fait la connaissance d’un chauffeur de taxi dont les manières gracieuses à mon égard m’ont rapidement rendue suspicieuse…

C’est une machine couleur crème, comme tous les taxis berlinois, une belle Mercedes bien propre, à la carrosserie rutilante sous les rayons d’un été naissant, à l’aéroport de Tegel. Un homme râblé aux cheveux roux – du moins, ce qui lui reste de cheveux malgré son âge indéfinissable – se précipite galamment pour saisir ma valise et la poser avec délicatesse dans le coffre de son taxi. Il m’ouvre la porte arrière et me demande presque à voix basse où je veux me rendre. Il n’a pas les manières rustres et bruyantes des Berliner Schnauze, les grandes gueules prussiennes, qui font d’habitude le charme bourru de la capitale allemande.

A l’intérieur du taxi règne un calme olympien. Pas de musique, pas de conversation. Le cuir immaculé des sièges me fait penser au skaï froid et collant des banquettes qui se trouvaient sur le bateau d’une famille de nouveaux riches, chez qui je faisais du baby-sitting à Saint-Tropez au début des années 2000.

Nous sommes rapidement coincés dans un embouteillage et je m’en inquiète à voix haute. Le chauffeur m’explique que c’est ainsi depuis que la municipalité a décidé de faire des travaux sur ce tronçon de route. Depuis, tous ces « débiles » s’engorgent dans la même sortie d’autoroute alors qu’évidemment, « la prochaine est tout aussi bien », ajoute-t-il avec un ton doucereux. Il s’engage à mi-voix dans une diatribe contre le gouvernement, la ville de Berlin et ses dirigeants demeurés. Rien que de classique, me direz-vous, mais le son de sa voix obséquieux, qui contraste avec la violence de son vocabulaire, me laisse un peu perplexe.

En arrivant à Neukölln, la circulation est toujours aussi déplorable et une fourgonnette conduite par deux hommes tente de sortir d’un chantier. Ils attendent patiemment sur le côté. La voiture devant nous veut les laisser faire leur manoeuvre, mais la fourgonnette n’a pas assez de place. La voiture dégage, et mon chauffeur pourrait laisser la fourgonnette passer, mais contre toute attente, alors que celle-ci s’engage sur la route, mon taxi appuie comme un boeuf sur le champignon et nous faisons un sprint en avant.

Les types de la camionnette klaxonnent, l’angoisse se lit sur leur visage – et sur le mien – car nous avons évité d’un cheveu l’accident. Mon chauffeur de taxi leur jette un regard de côté sous ses lunettes irisées Oakley. Sa mâchoire de taureau est serrée à mort. Je commence à me douter qu’il a délibérément empêché de laisser passer deux Turcs au volant de leur camionnette de travail. 

J’ai le souffle tellement coupé que je ne sais pas quoi dire. Je regarde la route, bouche bée, en train de me demander si je devrais lui faire une remarque ou lui laisser le bénéfice du doute, ou tout simplement, laisser la connerie aux cons. Mais un peu plus loin, un autre accident manque de se produire lorsqu’une autre bagnole déboîte soudain et emprunte la piste cyclable pour dépasser tout le monde. Mon chauffeur décide de les rattraper pour lui donner une leçon. Je m’accroche au cuir virginal de la banquette en priant tous les saints de la Terre pour que cet abruti arrive le plus vite possible devant ma porte.

Laissez tomber, lui dis-je, c’est Neukölln, les gens conduisent comme des dingues ici.

Le chauffeur s’approche de la voiture pécheresse et se penche sur le côté, mains sur le volant, pour observer le chauffard.

Turc. C’est bien ce que je pensais, murmure-t-il. Oui, vous avez raison, c’est comme ça à Neukölln. 

Je me demande ce que veulent dire ces paroles sibyllines lorsqu’il ajoute de son ton mielleux, en calant sa nuque de bête de trait dans le cuir grinçant de son fauteuil :

Ne vous inquiétez pas Mademoiselle, Neukölln est en train de changer. Bientôt, cette « population spéciale » va disparaître et vous serez tranquilles, entre gens civilisés. 

Je suis tellement abasourdie que je reste comme une conne, toute droite sur ma banquette, sans un mot. Je le regarde avec des yeux de merlan frit dans le rétroviseur intérieur. Il me sourit. Je n’ai aucune réaction.

Moi qui vis depuis six ans dans un quartier où les vieux Allemands vivent en bonne entente avec les Turcs, les Arabes et les Polonais immigrés, j’avais oublié que Berlin pouvait, elle aussi, avoir son content de racistes. Cette phrase, que j’aurais pu entendre tous les jours à Paris et qui m’aurait fait hurler, me laisse ici pantoise, pétrifiée par son absurdité et sa méchanceté.

Mais nous voilà arrivés devant ma porte. Je décide d’ignorer cet imbécile et de rentrer le plus vite possible chez moi. Je lui tends un billet pendant qu’il griffonne mon reçu avec un sourire gracieux. Et dans ma confusion, je dis le mot fatal : danke. Le mot qu’il ne faut surtout pas dire si tu veux qu’on te rende ta monnaie. Danke en tendant l’argent dû signifie, à Berlin, « c’est bon, gardez le reste, c’est votre pourboire ».

Le bonhomme se retourne et me fait un sourire exécrable, le sourire du raciste parmi les siens, qui se sent la croupe flattée d’avoir été une bonne bête ; celui du Blanc dans l’intimité avec une Blanche parmi les sauvages que, bientôt, ensemble, ils élimineront à coups d’embourgeoisement des quartiers, à défaut de pouvoir les exterminer comme au bon vieux temps.

J’ai la nausée. Je suis encore plus muette qu’avant. Cet horrible chauffeur m’a rendue complice de ses paroles infâmes et j’ai sponsorisé son racisme contre ma volonté. Il m’ouvre la porte, me rend ma valise et me fait une courbette.

Au revoir mademoiselle. 

Adieu, connard. Ça, je l’ai pensé seulement. Mes lèvres étaient scellées et je n’avais qu’une hâte, voir disparaître, au volant de son automobile crème, cette ordure qui a fait de moi une raciste malgré moi.


Ruban, baballe, massues : GRS Berlin Masters

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Jana Berezko-Marggrander

Les paillettes, les strass, les petites filles à chignon hurlant dans l’arène et les gymnastes russes au corps de chewing-gum… j’ai réalisé un de mes rêves d’enfant le week-end dernier, en assistant aux Berlin Masters de gymnastique rythmique et sportive.

Si vous êtes Berlinois, vous connaissez comme moi ce journal qu’on reçoit malgré soi, le Berliner Woche, qui finit presque toujours dans la poubelle à publicité indésirable à l’entrée de votre immeuble, avec les flyers pour les livraisons de pizza. Or, la semaine dernière, en jetant ce que je considère d’habitude comme un torchon dans la corbeille susnommée, j’ai remarqué la photo en une : une gymnaste toute pailletée et son ruban.

Deux jours après, je traînais mon mec, qui est bien bon, aux Berlin Masters de GRS à la Max-Schmeling Halle, à Prenzlauer Berg. C’était dimanche, les Berlinois baladaient leurs gueules de bois dans les allées du marché au puces de Mauerpark. Dans ce décor pittoresque, les bandes de gnomes à chignon, vêtues d’un T-shirt rose bonbon vantant l’équipe allemande de GRS, offraient un spectacle plutôt poilant.

Dans le stade, des grands-parents se sont sacrifiés pour emmener la prunelle de leurs yeux applaudir leur idole, Jana Berezko Marggrander, dans son petit justaucorps glitter aux couleurs de l’Allemagne. On peut cependant soupçonner certains de ces messieurs à moustache blanche d’être venus se rincer la lunette à coups de gambettes nues et de fessiers rebondis. 

Ce qui se passe sur le tapis de gym, on le sait : les meilleures gymnastes sont russes, biélorusses, azerbaïdjanaises et toutes les autres ont l’air de pauvres amateurs face à la discipline délirante des athlètes orientales. Sans surprise, c’est une Russe, Margarita Mamun, qui m’a ravie de bout en bout et qui a raflé la quasi-totalité des médailles d’or.

Pourquoi Mamun est-elle si géniale? D’abord, parce que cette gamine brune ne fait pas de la gymnastique : elle danse comme si sa vie en dépendait. Contrairement à toutes ses rivales, elle ne sourit pas, elle se jette à corps perdu dans son programme et ne prend jamais son souffle pour préparer une figure. Son visage est habité par une étrange passion. Margarita Mamun, c’est un peu Anna Karénine en justaucorps à paillettes. Ensuite, il paraîtrait que cette ravissante enfant aurait des penchants lesbiens pour son amie et rivale Yana Kudryavtseva. Ce serait culotté si c’était vrai. Papa Poutine n’est pas un grand fan des amours féminines.

Mais le meilleur se passe dans les rangs du public. Les petites filles, dont certaines n’ont pas plus de six ans, blindent l’amphithéâtre. On a presque l’impression que des gamines dirigent le monde pendant ces quatre heures de compétition. C’est pour les petites-filles que les athlètes présentent leur numéro. C’est pour elles qu’elles sourient à la caméra de retransmission live. C’est pour ces enfants que des adultes en tailleur et costume donnent les notes aux sportives, font les sérieux, jugent, pèsent, calculent.

Certes, la gymnastique rythmique et sportive présente tout l’attirail du sexisme le plus imbécile, avec ses couleurs bonbons, ses paillettes, son maquillage forcé, ses cheveux très longs, ses gambettes lisses et ses corps minces. Sous cette apparence légère se cache pourtant un sport tragique, qui naît sous la baguette de fer de professeurs quasiment tortionnaires. Un sport qui pousse le corps féminin à devenir une montagne de muscles gracile. Un sport adulé et célébré par des hordes de petite-filles en furie, capables à huit ans, de hurler dans un stade « Sors du tapis! » quand elles n’aiment pas une candidate. Un sport étrange, magnifique et terriblement kitsch à la fois, monstrueux à force d’acrobatie, qui se déguste une Bockwurst à la main, comme un match de foot.

C’était génial. Même mon mec poussait des cris d’admiration. La GRS, c’est un sport de gamines, et c’est pour ça que c’est pas un sport de mauviettes.

La prochaine fois, j’espère pouvoir vous parler de patinage artistique sans vous faire fuir. Tchüss!


Hommage au blog

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Le blog, espace possible de créativité littéraire, est l’antithèse des réseaux sociaux sur lesquels on zappe d’une info à l’autre sans lire en profondeur. Petit hommage à ce résistant culturel qui continue de me séduire et de séduire les internautes… Un résistant culturel pourtant menacé.

Je me souviens du premier blog que j’ai lu. C’était le blog d’une modeuse, il y a sept ou huit ans. Et ce n’est pas parce que j’aime la mode : c’était pour des raisons personnelles inqualifiables. Même si l’auteur de ce blog m’énervait passablement, de Louboutin en Vuitton, je devais reconnaître qu’elle avait le talent de la plume et du crayon, mais surtout qu’elle savait faire de sa propre personne une figure de roman moderne en forme de feuilleton. Je trouvais cela génial.

J’eus donc envie de créer un blog littéraire, que je tins pendant quelques années. J’abordais les gens qui lisaient dans le train ou dans la rue et je faisais leur interview et celle du livre, en filigrane. Je découvris ce qu’était la blogosphère, ces gens qui parlent, longuement, sans pudeur, de leurs goûts et de leurs intérêts, se mettent en scène, exposent leur univers, échangent des commentaires, des idées, voire des cadeaux – le fameux blog swap. Puis j’ai ouvert ce blog dans le cadre de RFI-Mondoblog et tout a changé : nouvelle scène, nouveaux lecteurs, nouveaux objectifs. Parler de Berlin et d’une génération en quête de liberté me paraissait nécessaire.

Pendant longtemps je n’ai eu ni Facebook, ni Twitter. Les gens qui me lisaient tombaient sur le blog en cherchant des infos sur Berlin. Les fondateurs de Mondoblog m’ont vite fait comprendre que je devais avoir l’un de ces outils pour ne pas être complètement à la ramasse. Avec Facebook, mon blog a presque triplé son audience en quelques jours.

Mais les réseaux sociaux ont une tendance détestable, celle de la lecture tronquée, de l’info dont on ne lit que le titre, de la vidéo sur laquelle on ne clique pas si elle fait plus de deux minutes. Celle du commentaire trop rapide, du retweet sans réfléchir, du like vide de sens. Depuis que j’ai ma page Facebook, mes commentateurs ont presque tous migré sur la plateforme bleue de Mark Zuckerberg. Je constate avec dégoût qu’il m’arrive de comptabiliser les likes sur mes billets, comme un petit bouboule Ricain compte les bonbons extorqués le soir d’Halloween.

Une amie journaliste m’avouait récemment que son rédac chef la houspillait si elle n’obtenait pas assez de likes sur ses articles et exigeait qu’elle trouve une vidéo bien racoleuse, « n’importe quoi », pour créer le buzz et réparer l’injustice faite au magazine. Moi- même, j’ai cru un temps que je pourrais écrire pour un titre prestigieux, avant de me rendre compte qu’on n’attendait de moi qu’une chose, que je crée le scandale, la folie, le buzz, le clic frénétique. Les journaux ont compris l’attrait du blog – les lecteurs veulent des plumes personnelles, des « insiders », des gens pas vendus au mainstream. Ils veulent de la fiction réelle.

Ce qu’ils ne comprennent pas tous, c’est que le vrai blogueur peut difficilement entrer dans la case de l’information et des objectifs commerciaux d’un magazine. Une voix intime ne devient pas une grosse voix entraînée au buzz en un jour. Le blogueur aime parler de lui et de son monde et partant de là, le lecteur peut s’identifier à lui. Il peut aussi s’adresser à l’auteur directement, autre magnifique avantage du blog. Le blog n’est pas une mine d’info. Le blog est un roman morcelé, de la poésie bizarre, le miroir à plusieurs facettes d’une personnalité. Et le plus beau, c’est que les gens écoutent ces griots numériques. Ils ne lisent pas seulement le titre, mais tout le texte. Et ils prennent le temps de répondre. Le blog est un dialogue.

Le blog est un peu le petit cheval de Brassens, celui qui marche tout devant sous la pluie dense d’information en tentant de raconter des histoires, là où les réseaux sociaux et certains magazines traditionnels ont oublié le besoin intense de narration, de fiction, qui existe en tout homme. Prendre le temps de lire vraiment. J’aime à penser que certains de mes lecteurs me lisent en cachette au boulot, en allumant leur ordi, avec leur café du matin, pour respirer un petit coup, se mettre dans ma peau. Comme je le fais, moi, avec d’autres blogs que j’aime tant, avant de commencer ma journée de travail, à la maison.

Alors, je me dis que derrière chaque petit like, il y a en fait quelqu’un qui a lu mon article de la première phrase à la dernière et j’en suis tout étonnée. C’est quand même hallucinant qu’il y ait quelqu’un qui me lise au taf en cachette de son boss en ce moment, me dis-je. Cela me fait un plaisir fou. Et moi aussi je suis accro à certaines plumes, à un ton, à un personnage, si virtuel puisque numérique, mais si proche puisque lambda, simple quidam, comme moi.

Cette liberté d’expression, il faut la défendre, et c’est pour cela que je vous invite à regarder cette vidéo qui explique en quoi notre Internet dans sa forme actuelle est menacé de mort par des accords transatlantiques terrifiants. Et pourquoi il faut signer cette pétition.

Pour que tous les blogueurs aient le droit d’écrire chaque jour, pour notre plaisir.


Adieu, Berghain

patsy

Où l’on découvre avec horreur que la trentaine a enfin sonné le glas des joies clubbesques.

Cher Berghain,

Tu es un bien joli gros monstre de béton et de techno. Permets-moi de t’appeler Bébert.

Cher Bébert, je te dois beaucoup.

La première fois que je suis entrée en toi, j’ai rencontré dans ta queue un jeune homme que je n’oublierai jamais et qui fut l’un de mes grands idéaux amoureux.

La seconde fois, j’étais avec un autre garçon et nous étions assis autour de ton Panorama Bar, nous délectant de tes longs drinks et de ta foule bigarrée que nous étions venus étudier avec des yeux de vautours affamés de liberté, nous les Français privés de folie dans nos clubs parisiens rasoirs. Et toutes les fois d’après, tu m’as fait danser jusqu’à l’aube – voire jusqu’au crépuscule suivant.

J’ai vu tes donzelles extatiques se balancer dans des nacelles cotonneuses, tes amants d’un matin s’envoyer en l’air en public, tes persiennes enflammées de soleil les jours d’été… j’ai vu ton terrible cerbère tatoué s’adoucir pour un baiser donné devant ta porte, tes groupes préférés planer au-dessus de ta scène balayée par des vidéos électriques…

C’est à la suite d’une escapade de plus de douze heures dans ton gros ventre grouillant de jeunesse ivre et défoncée que j’ai écrit la plus belle chanson de mon groupe Laisse-Moi (on y reviendra).

Bref, merci Bébert!

Mais voilà Bébert, il faut que je t’avoue quelque chose, tout de go, voilà, j’ai eu trente-quatre ans vendredi dernier, oui, c’est vieux, mais tu m’as laissée passer une fois de plus, histoire que j’aille me persuader que, malgré mon grand âge, je peux encore entrer en club à six heures du matin habillée comme une Madonna dépenaillée bourrée au cocktail vodka-citron. J’avais pourtant un petit pressentiment que ce n’était pas exactement là où j’aurais dû aller, et que mon lit était le lieu où j’avais envie d’aller noyer mon taux d’alcoolémie catastrophique…

Dans tes couloirs sombres, avec mes yeux de vieille fatiguée, j’ai vu tout à coup, comme en pleine lumière, tes fêtards à moitié à oualpé écrabouillés dans tes canapés vétustes et tes fausses gothiques au corps patché de latex bon marché. Tes touristes mâles aux pupilles énormes ou en tête d’épingle, selon les stupéfiants, qui me demandaient en me regardant passer si j’allais bien, si j’avais besoin d’un verre d’eau ou qu’on me tienne les cheveux pour vomir dans tes gogues. Méthode éculée pour approcher une nana en faisant mine de s’assurer qu’elle n’a pas pris trop de drogue. J’étais seulement crevée. CRE-VEE.

Un copain me demande au bar ce que je veux boire. Réponse : un café. Il hausse les épaules et me commande un shot. Je bois le shot. Je scrute la foule. Je lui demande si la foule a changé. Il se demande la même chose. Un truc a changé. Ce n’est pas la même folie, tout paraît organisé, carré, contrôlé. 

Mais en y regardant vraiment de plus près, ce n’est pas ta foule qui a changé, Bébert, au contraire, elle est la même depuis toujours, des foufous qui font la fête jusqu’à point d’heure en se moquant de la mort et des factures d’électricité. C’est con, me dis-je alors avec mon pote, on n’est plus des foufous. On a changé. Toi, Bébert, tu n’as pas pris une ride, mais nous, oui. On a envie d’autre chose. On se consulte : on se casse.

Cher Bébert, c’était sympa entre toi et moi mais notre différence d’âge me gêne, je ne suis pas sûre de pouvoir assumer une relation avec un établissement si jeune, si insouciant. Tu me pardonneras si j’ai décidé de passer désormais mes soirées dans des restos un peu plus chics que l’imbiss à falafels du coin et si je préfère un « Poire Désire et sa larme de champagne » à tes shots de Jägermeister. J’ai honte mais c’est vrai.

Je préfère les balades au soleil le dimanche après-midi à tes afters éternellement noires. C’est comme ça. Je suis vieille, bobo et super contente de l’être. Je paie mes factures d’électricité et je repeins mes étagères pour y mettre des bouquins intéressants… sur la nuit berlinoise. Je danse encore, mais dans des bars, quand la musique que j’aime vraiment passe ou que c’est un copain qui mixe. Je n’aime plus les clubs et leurs hordes de nyctalopes et pourtant, Dieu sait si je les ai adorés. Je garde ma voix pour chanter dans mon groupe plutôt que pour hurler afin de me faire entendre dans les boîtes à sept heures du mat’.

Oui, c’est comme ça. C’est Berlin à trente-quatre ans, pour moi du moins. Désolée Bébert. Je te souhaite une belle et longue vie et tant qu’il y aura des jeunes ou de vieux jeunes, tes vitres vibreront de ton inépuisable énergie.

Affectueusement,

Manon.