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Le choix du néant

Berlin, Île des Musées. (Photo personnelle)

C’est avec émotion que je rouvre ce blog à 1h du matin, incapable de dormir. Depuis septembre dernier, j’ai décidé de revenir vivre partiellement à Berlin, renouant avec ma vieille maîtresse une liaison qui, si elle s’est défaite de certaines illusions – autant dire de certains espoirs – n’a rien perdu en intensité. Une liaison dangereuse, parce qu’elle met constamment en perspective ma vie parisienne et mes choix de carrière. 

Berlin n’est pas faite pour les ambitieux au sens classique du terme. Ce n’est pas une ville où l’on vient faire fortune, du moins cela ne l’était pas lorsque j’ai commencé à la fréquenter en 2001, ni lorsque je m’y suis installée en 2009. Mais, à l’instar de beaucoup de gens de ma génération (le titre de mon blog n’est pas anodin), je m’y étais précipitée pour devenir vraiment moi-même.

J’avais besoin de temps. La cadence infernale des choix imposés à la jeunesse européenne, dès l’obtention du bac ou du moindre diplôme, dès le passage à l’âge crucial de 18 ans, ne permet pas de se perdre, d’errer en soi-même ni dans le monde. Il faut tout de suite devenir une « adulte ». Un simulacre de personne mature, décidée, sûre de ses choix, de ses envies. Un simulacre nécessaire à la mécanique bien huilée du capitalisme éternel, d’une vision progressiste de la société dont aucun Occidental ne sait se débarrasser, tant elle est inscrite dans notre culture. Il faut se plier aux compromis : ne plus sortir, ne plus boire, travailler à heures fixes, s’enchaîner à son bureau, ne plus aimer qu’une seule personne, économiser pour sa retraite, « se calmer », « se poser ».

Berlin avait l’air calme, justement, avec ses grandes avenues désertes et ses appartements autrefois trop grands pour les petits bohémiens qui les peuplaient. Mais elle était – et elle l’est toujours – une sacrée enragée, dressée contre des diktats de maturité impossibles à atteindre pour la génération née dans les années 1980. Elle m’a communiqué sa colère en même temps que son amour infini de la solidarité, de la communauté. Pris entre deux feux, nous autres nés dans les années 1980 détestons que l’on nous impose une manière de vivre qui n’a pas fait ses preuves, mais nous n’avons pas été capables de renverser ces modèles. Nous n’avons fait que tâtonner, expérimentant ici et là de nouvelles façons de s’aimer en mélangeant les genres sexuels, en multipliant les amitiés et les amours, expérimentant de nouvelles façons de travailler, sans patron, chichement, mais librement. Berlin était la ville où l’on pouvait vivre avec 800 euros par mois. C’est terminé. L’esprit demeure pourtant. Vivace, indestructible.

Lorsque j’ai décidé de rentrer à Paris il y a deux ans pour pouvoir vivre de ma plume et de mes films, je faisais un choix réaliste qui a payé. Mais la colère et l’amour de Berlin m’habitent toujours. De job en job, de tournage en tournage, de contrat d’écriture en contrat d’écriture, je me rends compte qu’en obtenant ce que je voulais – une vraie carrière – j’avais aussi sacrifié la moitié de ce que j’étais, la moitié berlinoise.

Depuis deux ans, j’ai un projet audiovisuel énorme (pour moi), chronophage, obsédant, au sujet de Berlin. Je tente de convertir ma nostalgie en oeuvre d’art, d’en faire quelque chose qui pourrait toucher d’autres gens, et vous, surtout, mes lecteurs. Pour ce projet, qui n’est pour l’instant pas rémunéré, je fais de petits arrangements avec ma conscience. Une pub par-ci, une campagne par-là.

En faisant un pas de côté pour regarder ma vie actuelle, je me dis qu’il manque quelque-chose. L’intégrité, ricaneront certains ? Que celle ou celui qui n’a jamais fait de compromis pour payer son loyer me jette la pierre ou m’apprenne à vivre hors du capitalisme. Non, ce qu’il manque, c’est le rien. L’élan vital de la paresse, de la promenade dans la vie, de la gratuité des gestes et des instants. Quelque part, se coller une race à Berlin, ça peut être une manière, parfois, d’être dans le moment présent, dans le « néant ». Traîner à l’aube avec des gens qu’on a rencontrés deux heures avant, devant la Spree. Se balader avec un flirt platonique dans un parc, pour l’inutilité de la chose. Monter un projet éphémère et presque caritatif parce que personne n’a de fric à Berlin et que tout le monde va vouloir venir à ta fête, ton concert ou ton expo sans débourser un rond. Ce n’est pas grave. Les pique-assiettes berlinois, les Schnorrer, ont toute ma sympathie. Apprendre le polonais parce que c’est absurde mais marrant et parce que Piotr, le vendeur de la librairie du coin, est mignon. Glander. Et non pas débiter son curriculum vitae à chaque apéro « after-work » parisien, faire la liste de ses contacts si connus et si importants, se mesurer les uns aux autres au travail, dans le métro, dans les soirées, partout.

Alors, depuis septembre, je reviens régulièrement pour ne « rien » faire et emmerder le monde qui me demande de faire des enfants et de dégainer une carte de visite palpitante, pour refuser d’aller vers un but autre que celui qui m’obsède vraiment : parler de ce néant que j’adore et que je chérirais toute ma vie. Ce néant qui, finalement, pardonnez-moi l’oxymore facile, est formidablement plein.

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Auteur·e

manon

Commentaires

Camille
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Manon, je suis heureuse de te voir à nouveau par ici. Merci de tes mots qui résonnent très fort en moi.

Je t’invite à écouter ce podcast qui fait écho à tes propos : https://www.gregorypouy.fr/2019/05/vlan-89-travailler-plus-pour-gagner-quoi/

Et willkommen zurück!

manon
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Merci Camille ! En effet le titre sonne bien, je vais écouter ça !

Wang
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Salut Manon,

Ravie de retrouver ta plume qui met les mots juste sur ce sentiment ambivalent que j’ai pour Berlin depuis longtemps. Je vais quitter la ville après 5 ans de vie pour rentrer à Paris. Il y a une insouciance exaspérante qui fait écho à la contemplation du « néant « que tu as décrit. Malgré la séparation, le lien avec cette ville y demeurera indélébile.

manon
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Merci :) J'ai ri à tes mots si justes "une insouciance exaspérante", c'est tout à fait cela, mais pourquoi nous exaspère-t-elle tant ? C'est peut-être la question... En théorie, j'aimerais être encore cette fille qui s'en tape de dormir sur un matelas défoncé. En théorie seulement...

Rolf Baumann
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Liebe Manon,

so sehr ich bedauert habe, dass Ihre „génération Berlin“ nicht fortgeführt wird, so sehr hat es mich gefreut, wieder einen Beitrag von Ihnen zu lesen und zu erfahren, dass Sie wenigstens teilweise auch wieder in Berlin sind.

Dass Sie vorhaben, Ihre Berliner Erfahrungen zu verarbeiten und daraus ein Feature oder Ähnliches zu gestalten, finde ich bemerkenswert und ich möchte Ihnen schon jetzt viel Erfolg bei der Realisierung wünschen.

Ich war stets ein eifriger Verfolger Ihres Blogs, auch weil er mir half, meine Französisch-Kenntnisse zu verbessern.
Vorher war ich wohl in der Lage, literarische Texte zu verstehen, aber diese waren vorwiegend im 19. Jahrhundert angesiedelt. Von „Madame Bovary“, z. B. war ich fasziniert, aber selbst Texte von Voltaire konnte ich dank der präzisen französischen Grammatik, die ja noch immer gilt, gut verstehen.

Das moderne Französisch ist mir dagegen weniger vertraut und deshalb war ich sehr angetan, dass „génération Berlin“ beste Dienste in dieser Hinsicht leistete.
Und fehlte mir mal eine Vokabel..., es gibt ja google!

So weit zum Sprachgewinn. Eigentlich aber möchte ich Ihnen meine Bewunderung für den jeweiligen Inhalt Ihrer immer brillant formulierten Beiträge aussprechen.

Um es mit einem Wort zu sagen: Sie betören durch Leidenschaft und Engagegement. Wäre ich jünger, ich würde viel darum geben, Ihnen persönlich Komplimente zu machen.
(Ich war 19, als die Mauer errichtet wurde. Und wie jeder weiß, sind Zeitsprünge nur mental, aber nicht physisch möglich).

Damals erreichte mich die schreckliche Nachricht vom Mauerbau, als ich von Paris zurück nach Berlin per Autostop unterwegs war. Ich glaube, es war in Montbéliard in einer auberge de jeunesse. Ich gehöre also einer Generation an, die den Bau und den Fall der Berliner Mauer und natürlich die ganze Zeit dazwischen miterlebt hat.

Frankreich war für uns Westberliner ein Sehnsuchtsort, und Paris zu erleben, war einfach umwerfend. Und damit meine ich nicht die üblichen Touristenattraktionen. Louvre, Versailles, la tour Eiffel interessierten mich damals nicht.
Paris bedeutete damals für mich:
Das Leben auf den Boulevards, die Fülle in der Métro, deren Gerüche (frischer Knoblauch, Maschinenöl, Parfums- le tout mélangé), der Aufzugskessel der station Boule`mich, die Reklameposter in den Bahnhöfen, der unendlich lange Umsteigeweg in Montparnasse-Bienvenue. Superschnell servierte cafés crèmes, Boulangeries mit aufrecht stehenden Baguettes und unvergleichlichen croissants, la soupe à l‘oignon aux halles - disparues depuis! Die Gleichmäßigkeit der Haussman‘schen Fassaden (im Vergleich zum chaotischen Berliner Individualismus), der Verkehr, die Internationalität… Ich könnte fortfahren…

Und dann war im Gegensatz dazu das beschauliche Berlin, das seine Rolle mit großer Mühe spielte und ohne die massive materielle Unterstützung des Bundes nicht hätte überleben können.

Sicher war da noch ein bisschen Weltstadt, aber eigentlich nur im kulturellen Bereich. Und natürlich entwickelte sich nicht nur im Westen eine Gegenkultur, die noch heute spürbar ist und die einer der Gründe dafür sein mag, dass viele Ihrer Landsleute Berlin attraktiv finden.

Heute, 30 Jahre nach dem Fall der Mauer, zeigt sich Berlin, glaube ich, gänzlich anders und hat es nicht mehr nötig, voller Minderwertigkeitsgefühl nach Paris, London oder New York zu schauen. Diese Städte werden natürlich wegen ihrer besonderen Rolle als Polit-, Finanz- Kultur-, und Wirtschaftszentrum immer eine bedeutendere Rolle als Berlin spielen, aber dennoch! Dem heutigen Berlin wird
man nicht absprechen, wieder Weltstadtcharakter und kosmopolitisches Flair zu haben.

Ich bin kein Westberlin-Nostalgiker, aber natürlich entgehen mir die Gentrifizierungsprobleme nicht, die sich nun auch in Berlin vermehrt zeigen und es nicht nur Ihnen schwermachen, sich in Berlin - so wie vor 10 Jahren etwa - wohl zu fühlen.

Aber glauben Sie mir, :

Was mich, einen geborenen Berliner (ja die gibt es auch noch!) an meiner Heimatstadt vor allem fasziniert: Es gibt immer etwas zu entdecken, und ein Leben lang gelingt es nicht, die Stadt zu 100% kennenzulernen.

Ihnen wünsche ich weiterhin viel Erfolg bei allen Ihren Projekten. Und: Seien Sie nachsichtig mit Paris. Es ist und bleibt die schönste Stadt der Welt!

Ich grüße Sie
R. Baumann

manon
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Lieber Rolf,

Je vous répondrai en français, bien que j'eusse aimé vous écrire en allemand. Ma maîtrise de la langue, si elle me permet de vous lire sans obstacle, ne m'autorise pas à rédiger une réponse à la hauteur de votre commentaire, qui est une véritable lettre.

Touchée au coeur par votre magnifique message, je vous avoue avoir eu les larmes aux yeux lorsque vous décriviez Paris avec une passion semblable à celle que j'éprouve pour Berlin. Paris était la ville de votre liberté, elle semble représenter la découverte du monde auquel vous vouliez appartenir, un monde gai, vivant, volubile, raffiné et authentique à la fois. Le Paris que vous décrivez, j'en vois encore quelques heureux vestiges, c'est vrai. L'amour que vous portez à Paris résonne en moi avec une grande force car je sais exactement ce que signifie "tomber amoureux d'une ville". On tombe amoureux de soi, de l'être que l'on voudrait devenir. On tombe amoureux du monde.

Votre description de Berlin à l'époque de la construction du Mur m'a émue aussi. Ce sont des images fortes. L'histoire allemande est extraordinairement riche et profonde, elle ne cessera jamais de me fasciner.

Merci pour vos encouragements. Ils me font tellement plaisir. Ils me sont si nécessaires. Il est si difficile d'écrire et d'en faire son métier. Ce projet est en cours depuis deux ans déjà. Le jour où je le verrai sur les écrans, j'aurais l'impression d'avoir enfin donné naissance au plus grand projet de ma vie : une déclaration d'amour et de gratitude à Berlin.

Lieber Rolf, ich freue mich immer auf Ihre Kommentare und ich hoffe, dass Sie mir bald wieder schreiben.

Manon

Robert
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Je ne suis ni jeune ni francophone, donc la phrase "se coller une race" m'échappe complétement. J'ai reussi à trouver "se coller", mais qu'est-ce qu'une "race" dans ce sens? Jusqu'ici, aucune trace de cette race dans l'internet, je dépend de vous :)

manon
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Bonjour Robert, ce commentaire m'a fait beaucoup rire :) "Se coller une race" est une expression hideuse et sans poésie signifiant "se soûler".

Maina
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Manon est revenue!! Hourra!!! (oups, depuis juillet, bref, ça m'apprendra à checker plus souvent)

Merci pour ces mots qui comme toujours sont magnifiques. Il me manque ce néant à moi aussi, je suis contente de voir que nous sommes de plus en plus à le chercher et parfois à le retrouver.

Bravo et j'attends avec impatience cette production qui sera sans doute passionnante (si on peut aider, d'ailleurs, ça serait avec plaisir)!