J’en ai marre d’être une femme. Une femme selon ces codes vieux comme le Monde : une petite chose craintive, douce, jamais un mot plus haut que l’autre, toujours prête à être consommée, utilisée, raillée. J’ai rarement connu le sexisme à Berlin et je viens d’en faire l’expérience. A mes propres frais, en plein jour.
Je pédalais à toute allure de Neukölln à Kreuzberg en cette fin d’après-midi, vêtue d’une courte jupe d’été, lorsque j’entendis sur mon passage deux jeunes abrutis attablés à un resto de schawarmas :
Eh! Je vois tout! Non attends, montre ta culotte, allez!
Je n’ai pu m’empêcher de réagir. L’être humain a un ego et l’ego aime le respect.
Et alors? Moi je vois ta cervelle, elle n’est pas très pleine!
Rires des deux cons. Je continuais à pédaler à vive allure. Mais je sentais la moutarde me monter au nez à plein tube et au sixième tour de pédale, je décidais de faire volte-face pour apprendre la politesse à ces deux singes. Ils me regardent arriver, l’air débile. Rigolard.
Excusez-moi, qu’est-ce que vous avez dit là?
Celui de droite répond aussitôt :
C’est bon, il a rien vu.
Je hoche la tête :
C’est bien ce que je pensais. Très bien. Maintenant tu vas me faire des excuses.
Rires de prépubères (ils ont au moins trente ans).
Vous ne trouvez pas ça un peu sexiste? Voire complètement con? Je te demande de me montrer ton slip, moi?
Rires gras sentant l’ail et la viande en brochettes. Celui de gauche, un taureau pâle en polo rayé, prend une frite et me la lance. Puis une deuxième. Les gens regardent.
Tu fais quoi, là?
Rires couplés de Jean-Paul Sartre et de Marcel Proust. Un vieux bout d’oignon vole dans ma direction. Le morceau d’oignon de trop. Je pose mon vélo, je marche vers leur table, je prends le sandwich devant le taureau de gauche et je le lui jette à la gueule. Frites, oignons, tout compris.
Le taureau se lève. Je marche vers mon vélo, d’un pas sûr (mais où ai-je donc trouvé ce pas sûr?!). Je me retourne, il est à deux centimètres de moi et il lève la main. Je lui aboie dessus en plantant mes yeux dans les siens
NE ME TOUCHE PAS!
Je vois son bras en sueur se lever, sa peau sur son cou tassé, sa mâchoire serrée et je ressens une excitation bizarre ; une excitation sexuelle. Non pas parce que je suis tout près de la bête violente et dominatrice, comme pourraient le penser ces psychologues qui croient encore que les femmes rêvent de se faire violer. Mais parce que j’ai réussi à le rendre fou furieux. J’ai réussi à lui soustraire ce flegme d’adolescent attardé, qui jette des frites à ses victimes, comme un enfant méchant jette des cailloux aux chiens errants. Je ressens une violente excitation parce que je lui ai répondu. Je me sens très forte. Une décharge d’adrénaline me parcourt l’échine, bien que je comprenne qu’il pourrait me casser la colonne vertébrale, me décrocher la mâchoire ou me briser le cou.
Du coin de mon oeil droit, j’aperçois mon antivol de vélo, une anse en acier qui pèse près de deux kilos. Ma main glisse vers l’antivol. Je ne réalise pas que je pourrais le tuer si je le frappais à la tête avec ce cadenas, ni qu’il pourrait en finir avec moi s’il me l’arrachait des mains.
Et pendant ce temps, bien sûr, les passants nous regardent, béats. Tout ce cirque dure quelques millièmes de secondes. La serveuse du café est arrivée en courant. Elle attrape le bras du type, elle s’écrie d’une voix douce que je suis « une femme »- « on ne frappe pas une femme ». Et justement voilà l’autre demeuré qui se ramène, pousse son imbécile de pote sur le côté et me lance, l’air paternel :
Allez, rentre chez toi. Tu es une femme, conduis-toi comme une femme.
Et là je ne sais pas ce qui m’a pris, amis lecteurs, mais j’ai répliqué par une question métaphysique à laquelle se sont consacrés, en vain, des siècles de philosophie et d’art, sans me douter que ce couillon ne pourrait jamais y répondre :
Mais c’est quoi, UNE FEMME?
Il me fait un regard dans lequel passe tout le néant de son intelligence. Sa réponse est sans appel :
Tu cries, tu viens nous chercher, tu veux te battre, c’est pas un comportement de femme. Conduis-toi comme une femme!
…
…
« Conduis-toi comme une femme. »
La serveuse me suppliait de sa voix douce de m’en aller. Que pouvait-elle faire d’autre, elle, cette femme. Cette pauvre femme. Cette vraie femme.
Quand j’étais enfant, les garçons m’embêtaient déjà. En particulier mon grand frère. Je lui suis redevable d’une chose extraordinaire pour la vie d’une femme adulte : malgré lui, il m’a montré comment on doit se battre. Il passait sa vie à me titiller. Mais au moins, j’avais le droit de me défendre et je savais qu’il ne me ferait jamais de mal. Avec lui, mon enfance a été un vrai boot camp et je ne regrette rien : j’ai appris à avoir le verbe haut, à contester un concours de billes injuste, à réclamer la part de gâteau qui m’était due et à mettre des torgnoles. Aussi, lorsqu’un mec trois fois plus grand que moi se permet de m’insulter, cela ne m’impressionne pas plus que ça (mon frère est immense et très sportif) et je réagis au quart de tour.
Mais les batailles de polochon avec mon frangin ne m’avaient pas préparée à ce qui allait se passer à l’adolescence. Autour de 13 ou 14 ans, les filles deviennent inévitablement des proies pour les types de tout âge. « Tu suces? », « Petite cochonne… », « Ils sont mignons tes petits seins! » étaient les mots que j’entendais presque quotidiennement, comme nombre de mes copines, en rentrant du collège. Des mots glaireux balancés par des bonshommes sournois au coin des rues, par des immondes qui se pignolaient devant nous dans les transports en commun, ou en sortant de la boulangerie. Vers 14 ou 15 ans, je rêvais régulièrement que je sortais un énorme flingue et que je menaçais ces gros dégueulasses. Je les faisais se mettre à genoux et demander mon pardon en pleurant.
La vingtaine est terrible aussi. Mains (et bites) baladeuses dans les boîtes de nuit, dans le métro. Types qui t’abordent pour « t’offrir un café » et te traiter de pute après t’avoir harcelée pendant 10 minutes sur ton trajet sans que personne n’intervienne. Une fois, un type m’a attrapé le cul dans une foule rue de Rivoli. Je lui ai couru après, je l’ai chopé par le col et je l’ai affiché devant tout le monde. Une autre fois, un mec m’a traitée de salope dans un RER, je lui ai mis une gifle ; il a attendu que je descende du train pour me tomber dessus et me frapper à la tête avant de s’enfuir en courant. Une autre fois encore, dans le métro, un mec s’est branlé contre mon bras à travers son pantalon d’homme d’affaires. Quand je me suis rendue compte que c’était une bite en érection, et non un attaché-case contre ma peau, j’ai couru à la fontaine la plus proche. J’y ai versé toutes les larmes de mon corps, en me lavant frénétiquement le bras. J’ai des anecdotes comme celles-ci par paquets de douze.
Alors, à la trentaine, plus rien ne passe. Plus rien. A trente ans, j’ai lu Baise-Moi de Virginie Despentes et j’avoue y avoir pris un plaisir revanchard (outre le fait que c’est formidablement bien écrit), bien que teinté de terreur, car je ne crois pas à la violence, au fond. Mais je suis bel et bien devenue une féministe assumée et je n’ajouterai pas que « j’aime les hommes » ni que je m’épile quand même les aisselles pour faire amende honorable, parce que ça n’a rien à voir.
Pour tout vous dire, d’ailleurs, plus qu’une féministe, je crois que je suis tout simplement une femme, une meuf, une nana. Une femme, ça a aussi le verbe haut, ça dit aussi des gros mots, ça pète, ça rote, ça frappe, ça met des miettes partout et ça ne devrait pas passer sa vie à s’excuser d’être là. Les femmes sont des hommes comme les autres. Et vice-versa.
Tu es un homme? Conduis-toi en femme. Et si tu es une femme, conduis-toi en homme. C’est ça le vrai courage : être de la race des hommes et des femmes, sans la moindre distinction! Moi, aujourd’hui, je me suis conduite en vraie femme. Et lui s’est comporté comme un pauvre hère.
C’est vrai, je suis fière de lui avoir tenu tête… pourtant je sais que dans la rue, il y a quelques heures, personne ne me donnait raison. On me lançait des regards culpabilisants quand je suis partie. Mais qui est donc cette folle qui est allée chercher des emmerdes d’elle-même? Elle n’avait qu’à les ignorer…
Eh bien cette folle, chers passants, c’était une femme, tout simplement. Ça vous dérange?
PS : je dédie cet article à toutes mes camarades de Mondoblog qui se battent pour écrire dans des pays où le fait d’être une femme menace leur liberté, voire leur existence.
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