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Il ne faudra pas gagner plus de 400 euros par mois - 2e partie

Suite et fin de ma vengeance littéraire contre l’exploitation de la jeunesse berlinoise de genre féminin dans des salons de l’automobile. (Pour ceux qui n’ont pas eu connaissance de l’histoire, elle se déroule lors d’un entretien collectif à Berlin dans une agence d’hôtesses, voir l’article précédent)

Assise devant nous dans sa salle de réunion, la patronne de l’agence d’hôtesses enterre ses fantasmes de liberté dans son inconscient, sous des couches et des couches de chiffres. Ses mains rythment son discours avec une efficacité castratrice. C’est fun d’être hôtesse pour la Commerzbank, disent ses mains. Fun et/mais sérieux. On le répète, c’est génial. Celle qui n’est pas d’accord avec cela ferait mieux d’aller se faire cuire un œuf à l’agence pour l’emploi ou dans un squat pourri de Kreuzberg.

Je la regarde dérouler son chapelet de perles, le discours habituel que l’on sert aux hôtesses (tenue-ponctualité-charme-dynamisme), et je l’imagine en train de péter. Je me la représente en train d’essayer de nous cacher qu’elle a des flatulences dans son pantalon de bureau. Je ne l’écoute plus vraiment, je surveille l’apparition sonore d’un pet dissimulé. Hélas, il ne vient jamais, et je suis perturbée dans ma mission par une phrase rugueuse

Vous pouvez travailler plus pour nous, mais il ne faudra pas gagner plus de quatre cent euros par mois.

Ca y est ; c’est lui, le foutu MINIJOB, cet horrible invention allemande, le voilà qui revient à l’attaque, prêt à me narguer à chaque entretien, à chaque candidature. L’entreprise paie sur une base de quatre cent euros, ne règle aucune charge à l’Etat, et à l’employé revient le bonheur de s’assurer socialement pour deux cent euros par mois à l’une des innombrables caisses maladies privées d’Allemagne. A moins qu’il ne soit étudiant. Dans ce cas-là, c’est la fac qui raque l’assurance.

Il ne faudra pas gagner plus de quatre cent euros par mois. Et ils parlent de croissance ? D’ambition ? D’efficacité ? Win-win ?

Il ne faudra pas gagner plus de quatre cent euros par mois.

J’hésite à l’interrompre, mais je voudrais m’assurer que j’ai bien entendu. Pourquoi n’était-ce donc pas mentionné dans l’annonce ? J’ai envie de me lever et de lui crier cette question au visage, pourtant, je ronge mon frein et la laisse parler. Lorsqu’enfin, elle en a fini de planer sur la génialité du travail qu’elle nous propose, elle nous demande si nous avons des questions.

Oui !

je m’écrie. Et je demande si j’ai bien entendu le mot minijob et le fait qu’il ne faudra pas gagner plus de quatre cent euros par mois.

C’est bien ça, oui.

Ah, certes. Moi, je ne suis pas assurée. Et pas étudiante. C’est bien simple, ma bonne dame. Je ne peux pas travailler pour vous. Donc, je vais y aller ! Et je me lève en me cognant le genou, de rage, contre le rebord de la table.

La patronne veut m’expliquer à quel point, pour elle et sa fabuleuse agence si performante, si compétitive, il est cependant impossible de se permettre de rémunérer autrement les employées et de les assurer socialement. Certainement, il est vrai, payer la couverture santé de ses quelques douzaines d’hôtesses feraient disparaître de son salon petit-bourgeois son écran plat et sa sono Dolby surround ainsi que les bibelots-souvenirs de ses vacances en Grèce. Ses hôtesses sont de toute façon si charmantes, si efficaces, si énergiques, qu’elles s’occupent bien mieux elles-mêmes de payer une assurance maladie à deux cent euros sur leur salaire de quatre cent.

L’envie furieuse de lui faire bouffer le tissu âpre des robes pendues derrière elle me saisit. Et si, soudain, les trois autres filles se levaient de cette table de réunion, et décrétaient qu’il n’en serait pas ainsi, et que pour ce boulot de merde il faudrait les payer avec décence ? Le poing levé, je dénuderai mon sein de Marianne égarée en Germanie, entraînant dans mon élan une cohorte de gamines mal payées et surdiplômées pour réduire ces bureaux de la honte en bouillie ! J’imagine la blonde sans visage, soudain recouvrer la vue avec des yeux enflammés de rouge, gueuler

Tu peux te le carrer au cul, ton discours sur ta boîte géniale que, toi-même, tu rêves de larguer

et l’autre miss socio-psycho prendre la table avec la brune déprimée et la balancer dans l’ordinateur

Dis-nous où est la caisse, connasse, file-nous la clef de ton coffre à la banque

Quant à moi je rythmerais leurs destructions en tapant dans mes mains et en dansant au pas de l’oie, je chanterais la Marseillaise et l’hymne teuton,

Unité, justice et liberté

sont du bonheur les fondations ;

Fleuris, dans l’éclat de ce bonheur,

Fleuris, patrie allemande!

je ferais tournoyer la patronne, allez viens, danse, danse, viens que je te terrorise,

Ah tu ne fais pas souvent ça sur tes salons de la pièce détachée informatique !

Le jour de gloire est arrivé…

L’ordinateur grésillerait, il y aurait de la fumée partout, c’est la blonde au visage retrouvé qui ferait cramer les robes d’hôtesses (décidément celle-là je l’avais sous-estimée, maintenant je la regarde avec un sourire fier). L’autre bonne femme de la boîte rappliquerait en courant,

Mon Dieu mais que se passe-t-il je vais appeler la police !

Et nous :

Eh bien vas-y appelle-la, qu’on s’amuse !

Contre-nous de la tyrannie, l’étendard sanglant est levé…

Mais elle resterait là, devant sa collègue qui danse comme sur des charbons ardents en couinant, le visage en larmes – et elle, pétrifiée, contemplerait le désastre, l’ordinateur en feu, les déguisements de vieille dame respectable en cendre, tous ses dossiers déchiquetés. Les noms, les adresses, les photos de ses centaines d’hôtesses-esclaves, réduites à l’état de sciure de bois dans le broyeur à papier.

Un rêve…

Mais c’est seule que je quitte la pièce, ravalant ma haine féroce, sous les regards effarés et amusés à la fois des futures hôtesses et de la patronne. J’entends la patronne châtain dire en gloussant

Il y a d’autres questions…  « de base » dans ce genre ?

et les rires légers et veules des trois candidates lui font écho…

Je me retrouve dans le hall de pierre froid et sombre. Plus tard, sur le pavé devant l’immeuble, je crois que je vais éclater en sanglots.

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Auteur·e

manon

Commentaires

Elodie
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Bravo pour ton article Manon qui met le doigt sur le souci des bas salaires à Berlin, bien loin du Berlin sexy, bohème, des cafés vegan et autres boutiques de hipster CSP+. Berlin est de moins en moins pauvre mais ses travailleurs ne sont pas beaucoup plus riches, les call-center et les start-up n'étant pas exactement l'eldorado économique que l'on imagine... Je suis arrivée ici en 2017 et les choses n'ont pas tellement évolué. J'ai travaillé au black pour 5 euros de l'heure dans un café (moi aussi j'aurais voulu craché mon dédain à la figure de cet horrible manager qui faisait des réflexions machistes en allemand devant moi, pauvre imbécile, et prétendait me faire une faveur en me donnant 5 euros de pourboire à la fin du service, pauvre imbécile bis), puis travaillé dans une agence de marketing (type start-up) pendant 6 mois en me serrant la ceinture avec 800 petits euros (merci Lidl et les soirées au Späti...). Berlin, la ville des rêveurs et des artistes? Soyez prêt à vous nourrir d'amour et de bière fraîche alors car la folie immobilière et l'hipsterisation de la ville l'ont rendue, paradoxalement, beaucoup moins sexy. (bon mais Berlin, ich liebe dich noch immer) ;)

manon
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Eh oui Elodie, c'est tout à fait vrai, encore aujourd'hui, malgré les dires de certains. Le travail à Berlin est payé moitié-moins qu'à Paris, par exemple ; ce n'était pas grave à l'époque où les loyers étaient de 300 € pour 80 mètres carrés à partager en WG. C'est bien plus embêtant quand les loyers ont explosé et qu'une vie chère se développe, chassant les artistes et les habitants des quartiers autrefois populaires. Mais moi aussi, j'aime toujours Berlin à la folie... car l'esprit de liberté qui l'anime ne semble pas vouloir s'éteindre !