Très jeune, très riche, c’était mon nouveau voisin, juste avant mon départ de Berlin. Il avait débarqué avec ses millions de la Silicon Valley et avait acheté l’appartement voisin du mien. C’était un gentrifieur – et pourtant ce fut mon ami. Mais l’amitié est-elle vraiment possible entre une artiste désargentée et un millionnaire américain à Berlin ?
Tu avais tout pour être détestable, mon très jeune et très riche ami. Tu avais entrepris des travaux huit mois avant mon départ de Berlin, des travaux infernaux qui me réveillaient à 6h55 tous les matins, même le samedi ; tu faisais arracher le parquet de cet appartement Art Nouveau auquel je n’aurais pas changé un iota. Un voisin, locataire comme moi, m’avait appris que tu étais américain, que tu ne devais pas avoir plus de vingt-sept ans et que tu avais acheté l’appart en cash, que tu étais programmeur et poète. Qu’est-ce qu’on a pu se foutre de toi, avant ton arrivée. « Programmeur et poète ». Ça nous faisait vraiment marrer.
Un jour, en rentrant de soirée à 3h du matin (la fête était bien nulle pour que je rentre si tôt) je me suis rendue compte que tu faisais la bamboula à tout péter à coup de vieille techno dans ton salon, qui jouxtait ma chambre. Je n’allais pas laisser passer ça. Je me suis jetée sur ta sonnette pour t’enguirlander. Tu as ouvert la porte, on s’est regardés, j’allais ouvrir la bouche pour me plaindre, tu m’as invitée avec une candeur désarmante. « Tu es ma voisine ? Ça fait tellement longtemps que j’ai envie de te rencontrer ! » Tu m’as offert un drink, tous tes amis étaient sympa, polis, charmants, intéressants ; ils avaient l’étrange point commun de travailler dans des start-ups et de me regarder, moi, l’artiste, comme un phénomène miraculeux, une sorte d’oiseau de paradis qui aurait été invité pour égayer la nuit. Je t’ai demandé si tu étais vraiment poète et tu m’as récité du E.E. Cummings de mémoire, bourré, ce qui m’a fortement impressionnée. Je me suis couchée à six heures avec le sourire.
Le lendemain, déjà, nous étions inséparables. Toute la semaine, et pendant toutes les semaines qui précédèrent mon départ de Berlin, départ plus ou moins définitif que je te cachais, nous sommes allés écumer les bars de la ville. Tu avais quitté une start-up qui t’avait rendu millionnaire à vingt-cinq ans, pour te consacrer à l’écriture d’un roman de science-fiction ; tu détestais Trump, tu étais féministe, tu vomissais le « tech world ». Tu admirais mon ascèse de l’écriture – toujours pauvre à 36 ans, tout de même – mon dévouement à ma carrière d’artiste. J’ai lu quelques-uns de tes textes : tu avais du talent. Beaucoup, même.
Moi, je voulais tout savoir de ton monde à toi. Je te disais que toi et tes semblables étaient les nouveaux dirigeants du monde et que votre responsabilité était grande. J’essayais de te montrer le Neukölln que j’aimais, puisque tu disais l’aimer aussi. Je t’expliquais les tournois de ping-pong entre le fleuriste chinois et le buraliste turc, la brocante de Frau Berger qui avait été déplacée de force, le théâtre de marionettes et le café associatif… Je te présentais à mes amis et tous mes amis t’aimaient bien, te trouvaient charmant, simple, facile à vivre. Personne n’aurait pu dire que tu pouvais t’acheter leurs appartements en un claquement de doigts si tu l’avais souhaité. Tu n’avais pas la gueule du gentrifieur de bande-dessinée, cigare à la bouche et veston de connard.
Puis je suis partie, j’ai déménagé à Paris. Après six ans de harcèlement de la part de mon propriétaire véreux, qui tentait de me virer pour vendre mon cent mètre carrés à prix d’or, j’ai négocié mon départ, j’ai pris le fric, en bonne pauvre, et j’ai cessé de lutter. Je suis allée chercher une carrière meilleure en France, lasse d’être sous-payée par les productions allemandes. J’étais fatiguée. J’avais envie d’avancer, de faire de beaux projets. J’en étais au dixième procès avec mon propriétaire, celui-même qui avait racheté tout l’immeuble il y a six ans et t’avait vendu l’appartement voisin du mien.
A Paris, je me suis peu à peu rendu compte que je perdais près de dix ans de mon histoire personnelle et que je m’étais trompée en tentant de tourner la page. Je ne pourrais jamais effacer ces années, je ne pourrais jamais plus être autre chose qu’une Berlinoise. Nous continuions à communiquer. Tu es allé au Kit Kat pour la première fois de ta vie il y a quelques temps. C’était aussi la première fois, disais-tu, que tu voyais des gens faire l’amour en public, dans une soirée. J’ai dix ans de plus que toi, j’avais l’impression d’être ta vieille tata délurée quand tu me parlais de ça avec une naïveté touchante.
Je suis revenue de temps en temps. Quelque-chose avait changé : je n’étais plus berlinoise, je n’avais plus voix au chapitre, je me sentais exclue de ma propre existence, pendant que tu poursuivais la tienne ici, dans ces rues que j’aimais, avec mes amis, même, parfois. Tu te comportais comme un Berlinois, tu disais que c’était ta maison, le seul endroit où tu te sentes chez toi. J’étais jalouse et ces mots me crispaient. Il me semblait que ton droit à être berlinois n’était né que de ton pouvoir d’achat faramineux. Qu’avais-tu donc apporté à la scène berlinoise, celle qui fait que tout le monde veut venir vivre ici ? Avais-tu monté un restaurant, avais-tu peint une toile, avais-tu créé un album, mixé dans toutes les soirées les plus folles de la ville pour pas un rond, toi ? Je me rendais compte que tu n’avais finalement rien à voir avec mes autres amis. J’essayais de ne pas t’en vouloir, je voulais absolument dépasser l’idée que ton privilège écrasant était ta plus grande faute.
En marchant à travers Neukölln, constatant que les lieux que j’aimais étaient peu à peu remplacés par des cafés de hipster en tout point identiques à ceux de San Francisco ou de Melbourne, j’ai commencé à te prendre la tête. Je voulais te forcer à voir ce que faisait l’argent de tes semblables à notre ville. Les coworking spaces, les restos gastronomiques en plein coeur de la pauvreté, les putain d’immeubles rénovés impossibles à louer pour le commun des mortels berlinois. Tu le prenais personnellement, tu te rebellais. Tu jurais tes grands dieux que j’avais tort, que les expulsions étaient interdites à Berlin, que non, non, personne ne se faisait expulser, jamais. Je t’opposais des exemples concrets pris de ma vie quotidienne à Rixdorf, tu avançais des arguments de magazines américains intellos et on s’engueulait en pleine Karl-Marx-Strasse.
Tu roulais des yeux quand je te racontais mes déboires avec le propriétaire de l’immeuble. Tu étais certain que Neukölln ne deviendrait pas Prenzlauer Berg, contrairement à mes prédictions. Si un ami commun postait, sur les réseaux sociaux, le nouveau prix (mirobolant) du mètre carré à Berlin, tu commentais immédiatement que les sources étaient faibles, voir irrecevables.
Un soir de trêve, on a dîné ensemble et tu m’as avoué que tu savais que tu représentais l’ennemi pour les gens du quartier. J’étais émue de ta franchise, de ta sincérité. Tu représentes l’ennemi, pourtant je t’aime, moi, mon ami. Et je t’ai dit : « chacun dans son coin, on n’a pas le choix, tant que tu n’iras pas parler aux gens de Rixdorf, en allemand, avec la dame qui tient le bar dégueulasse Magendoktor plein de machines à sous et de palmiers en plastique, ou avec le vieux cordonnier qui est sur le point de mourir et ne lâchera pas son échoppe avant de clamser ».
Je te disais cela et c’était injuste, pardonne-moi. Il est déjà bien trop tard pour que tu ailles te frotter à ces vestiges d’un passé berlinois qui ne tient plus debout depuis des années. Les gens comme toi vont envahir Berlin, désoeuvrés, pleins de fric, et vont créer leur bulle. Tout comme nous, les artistes de l’étranger, sommes venus peupler ces terres froides, ingrates et pourtant tellement attirantes il y a plus de dix ans, vingt ans, trente ans pour certains. Le goût de la pauvreté commence à disparaître de Berlin, tout devient trop cher, il faut suivre. Bientôt toute la ville vous appartiendra.
Depuis ce dîner, je ne t’ai pas revu. Quand je reviens à Berlin, et que je pense que le sort de ces murs, de ces allées, de ces tilleuls en fleurs, de ces S-Bahns grinçants, de cette Tour de la Télévision en forme de boule à facettes, de toutes ces rues qui renferment tous mes plus beaux souvenirs de liberté et de créativité, vont bientôt dépendre de gens de vingt ans qui ont, un jour, appris à coder sur un ordinateur, j’ai envie de secouer les cieux, de faire tomber tous les nuages de Hohenschönhausen, tous les punks de Köpi, tous les allumés du Bar25 et tous les gravats du Mur de Berlin en hurlant sur vos têtes de gamins de la Silicon Valley.
Peux-tu me pardonner ma rage de pauvre, de vieille trentenaire, d’artiste sans le sou ? Il ne me reste plus que ça, face à votre pouvoir de bulldozer qui vient raser tous les souvenirs de mes années berlinoises. De la colère. Je suis en colère contre toi et pourtant tu n’y es pour rien.
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