Le vieux poète et l’ange sur la Potsdamer Platz. Image tirée des Ailes du désir, Wim Wenders, 1987
En 2009, j’ai plaqué ma vie parisienne pour vivre la bohème berlinoise. Aujourd’hui, contrainte et forcée, je fais le chemin inverse. Reconnaissante envers plus de huit ans d’expérience berlinoise, je suis bien obligée d’admettre que, pour moi, désormais, la vie est ailleurs. Les jobs sous-payés, les loyers qui augmentent vertigineusement et l’aseptisation programmée de la créativité berlinoise me mettent à la porte de l’Allemagne.
Je vins pour la première fois à Berlin en 2000. Je fus immédiatement emportée par le tourbillon de cette ville « pauvre mais sexy », où je cohabitais dans 100 mètres carrés avec deux homos libres comme l’air qui finirent, d’ailleurs, éleveurs de chèvres à Ibiza. En 2009, à force d’y faire des aller-retours de plus en plus fréquents, je décidai de quitter ma vie parisienne et son refrain bien connu de la « boîte à chaussures – sorties trop chères – milieu parisien con et cloisonné ». Lorsque je posai mes deux énormes valises dans mon appart de Kreuzberg, je ne savais pas que mon histoire d’amour avec Berlin durerait près de neuf ans.
Pendant ces neuf ans, j’ai vendu une pièce de théâtre à l’Institut français et à l’Institut Goethe, j’ai pris des cours plus que bordéliques dans une école de cinéma autogérée, j’ai vendu des parfums, j’ai indiqué la direction du buste de Néfertiti et des chiottes dans les musées nationaux de Berlin.
J’ai écrit, écrit, écrit encore ; aussi bien sur ce blog que dans des centaines de carnets Moleskine ; j’ai pondu des articles sur le management interculturel et l’entretien d’embauche en Autriche et des scénarios sur des filles de quinze ans qui ne veulent pas donner leur virginité aux mecs et des documentaires sur les punks berlinois et des chansons mélancoliques et dansantes et des milliards de notes ivres sur mes nuits échevelées.
Tout le monde fait des bilans, des listes. C’est à la mode de faire un « retour sur ses années d’exil », d’analyser tout, de donner un sens à ce qu’on a vécu, sans quoi l’on aurait le sentiment d’avoir perdu son temps. J’ai tenté, moi aussi, de faire un bilan de ma vie berlinoise… en vain. Je tourne en rond sur une seule idée : Berlin me manquera affreusement.
Pour moi, Berlin sera toujours plus que la nuit, la fête, le fun, la drogue, les loyers pas chers et l’amour libre. La capitale allemande m’a attirée dans ses rets le jour où j’ai vu, à douze ans, Solveig Dommartin se balancer avec ses ailes d’ange équilibriste sur le trapèze des Ailes du désir de Wim Wenders. Depuis, Berlin fut toujours pour moi un vaste terrain vague et mélancolique, dans lequel il est permis de rêver et de n’être qu’un pauvre poète. Peu importe que mon propriétaire véreux, un spéculateur de Hambourg, m’ait harcelée pendant cinq ans pour me mettre dehors afin de vendre mon appartement de Neukölln, devenu très désirable, plus d’un demi-million d’euros. Peu importe que les start-ups se soient installées avec leurs armadas de tables de ping-pong et de cantines chic aseptisées, où la culture du café atteint des sommets de ridicule. Berlin a pour moi toujours cette aura, celle des immeubles vides de la périphérie, des bâtiments désaffectés de l’aéroport de Tempelhof, des stèles austères et menaçantes du mémorial soviétique. Je me promène dans le Berlin de mon amour les yeux fermés, comme dans un livre d’espionnage qui se déroulerait pendant la Guerre Froide, les poings enfoncés dans les poches de mon imperméable, la capuche rabattue sur la tête. J’aime la pluie, la pluie est berlinoise, décor indispensable d’une mélancolie toute européenne.
Pourquoi partir, alors, me direz-vous ? Vous, mes très chers lecteurs, vous qui me lisez depuis tant d’années, vous qui m’avez parfois envoyé des messages d’une gentillesse, d’une drôlerie, d’une tendresse émouvantes… je m’emporte – vous avez bien le droit de me poser cette question et de trouver ma décision incongrue, voire sotte !
Je pars, de manière prosaïque, pour travailler. Je suis freelance dans le cinéma, la télé et le journalisme et je n’ai plus eu un client allemand depuis trois ans. À force de prendre l’avion pour aller bosser à Paris, je connais toutes les équipes d’hôtesses de l’air de chez Easyjet. Au bout de deux ans d’aller-retours permanents, je suis physiquement épuisée, malade et financièrement à bout.
À cela s’ajoute l’âge, 36 ans, des attentes différentes. Aujourd’hui, dimanche, je devine aisément où sont mes copains berlinois : une moitié sont en train d’acheter des glaces artisanales avec leurs mioches, l’autre moitié cuvent leur samedi soir au Berghain ou au fond de leur lit. Et moi, qui n’ai ni enfants ni gueule de bois, je bosse, comme toujours, je bosse sans relâche pour tenter de vivre ma putain de vie d’artiste. Oh, je savais bien qu’elle serait un parcours du combattant, mais j’avais espéré que mon existence berlinoise me la rendrait plus douce. Pendant un temps, ce fut vrai : on vivait bien ici, il y a huit ans, avec 800 euros, un petit job et beaucoup d’heures libres devant soi pour créer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, où les loyers et le coût de la vie explosent, mais où les salaires stagnent. Et puis, après plusieurs années d’expérience en poche, on a envie de gagner sa vie, c’est con, c’est bourgeois, mais bordel, c’est honnête.
Il me suffira de fermer les yeux pour retrouver le Berlin que j’aime, puisque celui-ci est fait de grands espaces, de silence parfois souligné par le grincement moelleux des roues du S-Bahn… et de souvenirs. Des souvenirs merveilleux, colorés, uniques et le sentiment, véritablement précieux, d’avoir vécu un moment inoubliable de l’Histoire, pendant lequel une ville européenne en pleine expansion créative offrait une solution pour une jeunesse éreintée et vibrante à la fois.
Je m’en vais l’âme chiffonnée, j’emporte avec moi la nostalgie, ce feu sacré qui nourrit la création artistique, pour peu qu’on sache le recueillir.
Merci Berlin, merci à vous, lecteurs.
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