Où l’on découvre avec horreur que la trentaine a enfin sonné le glas des joies clubbesques.
Cher Berghain,
Tu es un bien joli gros monstre de béton et de techno. Permets-moi de t’appeler Bébert.
Cher Bébert, je te dois beaucoup.
La première fois que je suis entrée en toi, j’ai rencontré dans ta queue un jeune homme que je n’oublierai jamais et qui fut l’un de mes grands idéaux amoureux.
La seconde fois, j’étais avec un autre garçon et nous étions assis autour de ton Panorama Bar, nous délectant de tes longs drinks et de ta foule bigarrée que nous étions venus étudier avec des yeux de vautours affamés de liberté, nous les Français privés de folie dans nos clubs parisiens rasoirs. Et toutes les fois d’après, tu m’as fait danser jusqu’à l’aube – voire jusqu’au crépuscule suivant.
J’ai vu tes donzelles extatiques se balancer dans des nacelles cotonneuses, tes amants d’un matin s’envoyer en l’air en public, tes persiennes enflammées de soleil les jours d’été… j’ai vu ton terrible cerbère tatoué s’adoucir pour un baiser donné devant ta porte, tes groupes préférés planer au-dessus de ta scène balayée par des vidéos électriques…
C’est à la suite d’une escapade de plus de douze heures dans ton gros ventre grouillant de jeunesse ivre et défoncée que j’ai écrit la plus belle chanson de mon groupe Laisse-Moi (on y reviendra).
Bref, merci Bébert!
Mais voilà Bébert, il faut que je t’avoue quelque chose, tout de go, voilà, j’ai eu trente-quatre ans vendredi dernier, oui, c’est vieux, mais tu m’as laissée passer une fois de plus, histoire que j’aille me persuader que, malgré mon grand âge, je peux encore entrer en club à six heures du matin habillée comme une Madonna dépenaillée bourrée au cocktail vodka-citron. J’avais pourtant un petit pressentiment que ce n’était pas exactement là où j’aurais dû aller, et que mon lit était le lieu où j’avais envie d’aller noyer mon taux d’alcoolémie catastrophique…
Dans tes couloirs sombres, avec mes yeux de vieille fatiguée, j’ai vu tout à coup, comme en pleine lumière, tes fêtards à moitié à oualpé écrabouillés dans tes canapés vétustes et tes fausses gothiques au corps patché de latex bon marché. Tes touristes mâles aux pupilles énormes ou en tête d’épingle, selon les stupéfiants, qui me demandaient en me regardant passer si j’allais bien, si j’avais besoin d’un verre d’eau ou qu’on me tienne les cheveux pour vomir dans tes gogues. Méthode éculée pour approcher une nana en faisant mine de s’assurer qu’elle n’a pas pris trop de drogue. J’étais seulement crevée. CRE-VEE.
Un copain me demande au bar ce que je veux boire. Réponse : un café. Il hausse les épaules et me commande un shot. Je bois le shot. Je scrute la foule. Je lui demande si la foule a changé. Il se demande la même chose. Un truc a changé. Ce n’est pas la même folie, tout paraît organisé, carré, contrôlé.
Mais en y regardant vraiment de plus près, ce n’est pas ta foule qui a changé, Bébert, au contraire, elle est la même depuis toujours, des foufous qui font la fête jusqu’à point d’heure en se moquant de la mort et des factures d’électricité. C’est con, me dis-je alors avec mon pote, on n’est plus des foufous. On a changé. Toi, Bébert, tu n’as pas pris une ride, mais nous, oui. On a envie d’autre chose. On se consulte : on se casse.
Cher Bébert, c’était sympa entre toi et moi mais notre différence d’âge me gêne, je ne suis pas sûre de pouvoir assumer une relation avec un établissement si jeune, si insouciant. Tu me pardonneras si j’ai décidé de passer désormais mes soirées dans des restos un peu plus chics que l’imbiss à falafels du coin et si je préfère un « Poire Désire et sa larme de champagne » à tes shots de Jägermeister. J’ai honte mais c’est vrai.
Je préfère les balades au soleil le dimanche après-midi à tes afters éternellement noires. C’est comme ça. Je suis vieille, bobo et super contente de l’être. Je paie mes factures d’électricité et je repeins mes étagères pour y mettre des bouquins intéressants… sur la nuit berlinoise. Je danse encore, mais dans des bars, quand la musique que j’aime vraiment passe ou que c’est un copain qui mixe. Je n’aime plus les clubs et leurs hordes de nyctalopes et pourtant, Dieu sait si je les ai adorés. Je garde ma voix pour chanter dans mon groupe plutôt que pour hurler afin de me faire entendre dans les boîtes à sept heures du mat’.
Oui, c’est comme ça. C’est Berlin à trente-quatre ans, pour moi du moins. Désolée Bébert. Je te souhaite une belle et longue vie et tant qu’il y aura des jeunes ou de vieux jeunes, tes vitres vibreront de ton inépuisable énergie.
Affectueusement,
Manon.
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