A Berlin, depuis plusieurs années, c’est la mode (bienheureuse) du « Soli » : Solicafé, Solidemo, Soliparty. Ce sont des manifestations de solidarité envers les sans-papiers, les sans-abris, les sans-culottes. Mais à Paris, en ce moment, règne l’indifférence la plus totale à l’égard du plus petit que soi, et Noël se déroule dans une frénésie de consommation qui défie toute logique en ces temps de crise perpétuelle. En témoigne cette histoire affreuse qui m’est arrivée dans le métro il y a deux jours
Je sortais du théâtre, à la station Gambetta à Paris, je voulais courir chez moi pour écrire, parce que je venais d’avoir une idée qui n’attendait pas et je me précipitai donc, comme une vraie Parisienne toujours pressée, dans les couloirs de la ligne 3.
Je m’aperçus soudain que la foule contournait un objet au milieu du quai. Dans les hurlements de sirène du train et les bruits de pas excités des voyageurs, je ne compris pas tout de suite quelle était cette forme qui barrait la route. En m’approchant (je courais, bien sûr) je reconnus un vieil homme à moitié allongé sur le sol, un grand sac plastique de supermarché près de lui. Les voyageurs l’évitaient en formant deux colonnes qui se jetaient en se bousculant dans les wagons.
J’allais en faire autant, lorsque l’idée subite me prit de me retourner pour contempler celui que tout le monde prenait pour un clochard tombé par ivrognerie. L’homme, vêtu d’une parka propre et d’un bonnet, tentait péniblement de se relever en s’appuyant sur ses coudes. Son visage était crispé de douleur. Le train allait partir, mais le spectacle était proprement insoutenable et je fis volte-face pour tendre la main au vieil homme. Il leva des yeux clairs sur moi :
Non non, vous allez rater votre train!
Sur le quai, les voyageurs lançaient des regards furtifs dans notre direction. J’attrapai l’homme sous le bras malgré ses protestations. Il était trapu comme un petit taureau, un homme encore fort, mais apparemment incapable de se relever. Il souffrait en tentant de pousser sur ses jambes. Je réunissais toutes mes forces mais il était trop lourd pour moi seule.
Une femme d’une soixantaine d’années et sa fille s’approchèrent et le prirent sous l’autre bras. A nous trois, nous essayons de le relever. Autour de nous, des hommes s’étaient arrêtés et nous observaient avec des yeux de merlan frit.
Vous pourriez nous aider peut-être, les hommes, non ? s’écria la dame.
Aussitôt, l’un des types intervint maladroitement en tentant de l’attraper par la taille. Tant bien que mal, le vieil homme se retrouva finalement sur ses jambes. Je l’emmenai vers les sièges du quai. Je le tenais sous le bras pour le porter un peu. Il saisit ma main et la serra avec une force étonnante. Une poigne de charpentier, une main large, épaisse et musclée.
Nous nous assîmes ensemble. Je tentai de comprendre où il avait mal. Il m’expliqua que c’était ses lombaires. Je voulais l’accompagner jusqu’à sa destination finale, mais il s’y refusa. Je lui demandai s’il avait mangé quelque chose aujourd’hui ; il secoua la tête mais refusa toutes mes offres d’argent et de nourriture.
Je ne cherche pas l’aumône, disait-il doucement. Il semblait tout étourdi.
Je le menai dans le wagon lorsque le train arriva. Les gens s’écartèrent en nous voyant. Tous les regards étaient braqués sur nous. Deux jeunes Blacks cools poussèrent des cris de dégoût : ah mais putain qu’est-ce qu’il se passe, là? Je demandai à l’un d’eux de se lever pour permettre au vieil homme de s’assoir. Le jeune mec se leva en grommelant.
Le vieillard n’était pas ivre, il était malade. Il parlait avec cohérence mais épuisement. Il me dit qu’il était ancien militaire.
Huit ans de carrière dans l’armée et tout le monde se fout de nous. On nous laisse tomber.
J’avais le coeur serré, je voulais connaître sa destination finale, mais il faisait semblant de ne plus s’en souvenir. Il m’assura qu’il savait où il allait. Je crois qu’il craignait que je ne découvre qu’il n’avait pas de logement, ou qu’il allait à la soupe populaire. Je devais changer de station, je le forçai à prendre un peu d’argent et sortis en lui serrant la main très fort. Il me remercia et juste avant que la porte ne se referme, il me dit qu’il n’en pouvait plus.
Ces derniers mots me laissèrent éberluée et bouleversée sur le quai. Je m’engageais dans le couloir qui menait vers la ligne 2 lorsqu’une femme d’environ quarante ans m’arrêta :
Il sort de l’hôpital Tenon ce monsieur, j’ai vu son bracelet! Moi, on m’a fait une ponction lombaire là-bas et on m’a fait sortir le jour même, j’ai fait un accident cardio-vasculaire juste après! C’est un hôpital qui se fout de ses patients!
Je n’avais pas le temps de lui reprocher de ne pas me l’avoir dit plus tôt : je courais comme une dératée vers l’hôpital Tenon.
Arrivée à l’accueil, j’expliquai la situation aux agents. Je leur demandai de retrouver le nom de ce patient qu’ils avaient laissé sortir.
Ben on peut rien faire, Madame, rétorqua un jeune ahuri à lunettes. C’était à vous de nous l’amener.
Mais puisque je vous dis que je ne savais pas qu’il sortait de votre hôpital! Vous savez bien qui est admis ici et qui en sort, non?
Non, répliqua l’idiot. Il a dû s’enfuir de toute façon.
Vous vous foutez de moi? criai-je, emportée par l’émotion. Cet homme peut à peine marcher! Un enfant de trois ans pourrait l’arrêter!
Les autres agents, une jeune femme et un jeune homme noir, regardaient par terre.
Bon, je vais appeler la police, dit le jeune homme noir, l’air très embarrassé.
Ils ne pourront rien faire, dit le jeune à lunettes. C’était à Madame de prendre ses responsabilités.
C’est MA responsabilité? vociférais-je.
Ouais, c’est votre responsabilité civile! hurla l’imbécile alors que je tournais les talons, furieuse.
Dans la rue, je marchais échevelée et le coeur retourné. Ce n’était pas ma responsabilité civile, certes, mais j’aurais dû rester avec le vieil homme. J’aurais dû lui donner plus d’argent. J’aurais dû insister pour l’accompagner. Je n’aurais pas dû le laisser seul et démuni face à la foule qui le prenait pour un clochard et s’écartait de lui avec répugnance.
Autour de moi, sur la place Gambetta, un sapin de Noël clignotait comme un con, déraciné de sa forêt pour le plaisir des yeux des sots, des méchants et de nous tous, qui nous affairons à acheter nos vains cadeaux à déballer sous un autre arbre promis à la benne aux ordures. Les guirlandes décoraient les rues, c’est la magie de Noël, la magie du capitalisme et de l’indifférence sociale, la magie du coeur qui se vide de sa substance pour n’être plus qu’un réceptacle à émotions pré-mâchées : on pleure devant un film de Disney, mais on n’est plus capable de s’émouvoir pour un vieil homme tombé dans le métro.
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