Genthiner Strasse, la rue triste et moche où j’ai été heureuse pendant deux ans
Il y a un an, j’ai quitté mon boulot alimentaire pour faire mes films et écrire à plein temps. J’ai dû rendre les clefs de mon bureau de Schöneberg il y a deux jours. Et je n’aurais jamais cru que j’aurais pu en pleurer…
Ces deux petites clefs toutes simples ouvraient la grille, puis la porte du bâtiment des bureaux des musées nationaux de Berlin, où j’ai travaillé à temps partiel pendant deux ans.
Ce job avait sauvé ma vie de Berlinoise. Il y a trois ans, en effet, j’étais au chômage et fauchée au point d’hésiter lorsqu’un copain me proposa de fouetter et d’insulter son patron masochiste pour 400 euros de l’heure. Il me fallait un job qui me permettrait de continuer à écrire et à apprendre le cinéma. J’avais quitté la douceur de l’intermittence française deux ans auparavant. Les jobs qu’on me proposait à Berlin étaient sous-payés : minijob, boulot de serveuse à 5 euros de l’heure, tafs sans sécurité sociale. J’étais à deux doigts de demander Hartz IV, l’équivalent du RSA. Bref, je me demandais si je n’allais pas rentrer en France.
Lorsqu’un jour, une amie me proposa d’intégrer son équipe au sein du Service Visiteurs des musées nationaux de Berlin ; soit un job flexible, polyglotte, intelligent, correctement payé, assuré socialement. Un vrai miracle. Je passai les tests et les entretiens avec succès. L’équipe était composée d’artistes et d’historiens de l’art qui trouvaient là une manière de payer leur loyer sans sacrifier leur métier de passion.
Lundi, quand je suis allée rendre les clefs de mon petit bureau de Schöneberg, je me suis retrouvée au Kulturforum, près de Potsdamer Platz. J’avais rendez-vous avec un petit monsieur gentil et rondouillard, qui me demanda pourquoi j’avais gardé les clefs si longtemps après être partie. J’ai ri et je lui ai remis les clefs de mes deux années de travail dans les mains. C’est vrai, ça. Pourquoi les avais-je gardées si longtemps, ces clefs?
Je suis sortie de son bureau. Devant moi s’étalait le décor magnifique des musées pour lesquels j’avais œuvré dans l’ombre et avec beaucoup de joie : La Gemäldegalerie et ses peintures Renaissance, la Neue Nationalgalerie qui abrite Otto Dix, l’un de mes favoris, le Kupferstichkabinett. Maintenant, il me faudra acheter un billet pour aller voir Botticcelli à la Gemäldegalerie, me dis-je, en enfonçant mes mains dans mes poches pour les protéger du froid.
Et puis là, sur le pavé, je me mis à pleurer sans crier gare. Je pleurais les tasses de café qu’on prenait ensemble derrière nos ordinateurs avec nos fonds d’écran à alternance plage/forêt/désert/plage, je pleurais les déjeuners dans la cantine rase et grise du magasin Möbel Hübner, en face de nos bureaux ; je pleurais les petits doigts des collègues qui tapotent sur le clavier à côté de moi, nos maux de dos à force d’être assis et les questions débiles des visiteurs des musées : « Bonjour, je voudrais voir le buste de Néfertiti, la reine des Romains… c’est bien au Musée de Pergame? »
Incroyable que le souvenir d’un mug sale qui traîne près d’une chaise à roulettes au dossier brinquebalant puisse me faire sangloter.
Peut-être parce que sur cette chaise se sont assis à tour de rôle Ronny, Vera, Lena, Claudia, Christine, Lucas, Timo, Karl et Sybille. Sur ce vieux mug « Moin Moin!* » se sont posées les lèvres de Maidje, de Sabrina et de Thorsten. Et les miennes.
Putain, vous me manquez, les collègues du bureau tout gris de la Genthiner Strasse.
C’est chouette d’être artiste à temps plein, mais j’ai envie d’être avec vous, au moment où j’écris ces lignes que vous ne lirez pas, parce que vous ne parlez pas français et que je vous ai toujours un peu caché ce blog. On ne parle pas de ses collègues de bureau quand on est filmmaker et auteur, on ne raconte pas les rumeurs de couloir (« paraît que Ronny s’est engueulé avec le boss au dîner de Noël ») ni les tasses sales que personne ne veut jamais laver et le café qu’on fait à tour de rôle, ni la liste des perles des visiteurs scotchée à la porte du bureau. Pourtant c’est ça le quotidien, la vie.
Merci pour ces deux belles années. J’aurais dû parler de vous plus tôt, les collègues. Je vous porte un toast avec ma tasse de café bien propre sur mon bureau bien propre d’artiste bobo, en regrettant un peu le calendrier de l’Avent à chocolats que personne ne m’enverra, cette année… parce que je n’ai plus de patron. Ich liebe euch!
* Moin Moin! : »Bijour Bijour! », en gros.
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