Certes, vous qui me lisez savez que je ne suis pas vraiment pantouflarde en ce qui concerne la piste de danse et autres délices clubbesques. Mais je n’avais jamais fait le marathon que se doit d’accomplir tout vrai Berlinois : faire un tour du cadran en boîte de nuit, et plus particulièrement au Berghain, le plus célèbre club techno du monde. A l’heure où je vous écris, je suis encore en train de m’en remettre
Tout a commencé un vendredi soir d’hiver dans la capitale teutonne. J’étais passablement excitée de voir The KVB en concert, l’un de mes groupes favoris. J’étais accompagnée d’une bande de jolies filles prêtes à tout, et surtout à boire de l’alcool très fort, très vite. Nous fîmes une entrée fracassante (entendez par là : bruyante et ivre, pas nécessairement rayonnante) au SO36, le légendaire club punk/post-punk de Kreuzberg, lors de la soirée Ich bin ein Berliner.
J’en profite pour saluer tous les artistes merveilleux rencontrés lors de cette nuit de folie et leur demander pardon pour mes propos messianiques – ta musique est sublime, tu es fabuleuse, tu as la plus belle coupe de cheveux que j’aie jamais vue, qu’est-ce que t’es humble, c’est dingue, alors que tu es un génie – l’excès d’alcool me rendant parfois extrêmement sensible à la beauté de trois notes de guitare ou d’un eye-liner bien posé. Il n’empêche : je pensais tout ce que j’ai dit, car il faut bien le souligner, c’était une soirée d’une grande élégance musicale et une fête à la joie disproportionnée. Ecoutez un peu ce que fait ce jeune Français bourré de talent avec son projet Electrosexual (Romain, je t’embrasse!)
Bref – le vendredi soir s’est écrasé le bec le premier dans le matin du week-end, comme une cigogne battant de l’aile. Me réveillant encore un peu ivre, je constate néanmoins que je n’ai pas la gueule de bois. La bonne humeur de la nuit précédente pulse encore dans mes veines.
Samedi soir. Après un anniversaire sympathique au trou du cul du monde, à Charlottenburg (même si c’est hype, c’est loin, flûte), je me retrouve dans un taxi à cinq heures du matin, avec deux copains prêts à tout, comme les filles citées plus haut. Au moment de faire la queue devant le Berghain, je déclare souverainement:
Ok, je reste deux heures, pas plus, et je rentre me coucher.
Voilà que nous nous trouvons devant les cerbères. Sven, que je ne présente plus, me dévisage de loin pendant que je me demande pourquoi. Mais après tout, cela fait bien vingt-quatre heures que je suis éméchée. Il se peut que mon rouge à lèvres soit mis de traviole ou un truc comme ça. Je m’en fous, me dis-je dans mon ivresse, j’assume. Je relève la tête et défie le monsieur en question. Qui ricane sous cape. Me voilà bien déconfite. Au moment de rentrer, je passe devant lui et lui demande, avec toute la grâce langagière qu’on me connaît :
Ben quoi?
Sven éclate de rire. J’interroge du regard ses sbires. Impossible de savoir pourquoi je suis la cause de l’hilarité du physio le plus redouté d’Europe, mais bon. Mes copains sont bien contents de pouvoir se glisser derrière moi sans demander leur reste. (Plus tard, un ami m’a suggéré que Sven avait peut-être lu mon article précédent à son sujet. C’est possible, mais un peu trop flatteur pour être vrai. Sven, si tu me lis, je t’embrasse aussi, euh… enfin, je te serre la pince, quoi.)
Une fois là-haut, je comprends assez rapidement que je suis perdue et que je ne reverrais pas mon lit avant plusieurs heures. Un bon nombre de copains est perché au-dessus du bar, dans une humeur tout à fait festive, et la musique, ma foi, est extrêmement bonne (quelqu’un a eu l’idée brillante d’inviter un DJ jouant de la minimal wave ce soir-là, au lieu de la sempiternelle électro chiante et non mélodique qu’on nous ressert depuis dix ans*).
On danse un peu, on boit beaucoup, on parle, on rencontre des gens. Un type drague mon ami canadien comme un malade. C’est un très beau garçon scandinave. Sans doute attendrie par la pureté de ses traits (l’alcool, une fois de plus), je lui glisse que mon ami est complètement hétéro et qu’il ferait mieux d’aller chasser sur un terrain plus gay-friendly. Le type se défend et me lance sans la moindre ironie :
Ah mais non, je suis hétéro, 100% hétéro, j’aime que les filles. C’est juste que, hier soir – je me suis engueulé avec ma copine alors je suis allé en club et j’ai baisé trois mecs.
Plouf, plouf. L’animal scandinave était sympa. On a bu un coup. Puis nous faisons tous un tour. Rien n’est plus amusant que de se délecter de la vue de tous ces oiseaux du matin. Vers 7 heures, au Berghain, la foule est dépenaillée, les rouges à lèvres filent, les yeux se brouillent. Dans une cabine ouverte, un couple d’un soir s’envoie en l’air. J’ai l’impression de contempler une scène de cinéma plutôt qu’un véritable acte sexuel. On passe notre chemin.
Un de mes amis, plutôt discret d’habitude, s’épanche. Il est amoureux fou d’une fille qui ne veut pas de lui. Je le prends dans mes bras. Il rit. La lumière pénètre d’un coup comme un oiseau de feu par les vitraux d’un des bars du club. Un soleil radieux. Je me détourne comme un vampire. Non!
Les heures passent, notre argent s’amenuise. Au bout d’un moment, nous mettons toutes nos ressources en commun. Il ne reste plus grand-chose. On gruge en remplissant nos bouteilles de bière vides de flotte aux toilettes. C’est là que se font toutes les grandes rencontres, dans la lumière crue des sanitaires. Un homme au corps et à la crête de mohawk fait le ménage à moitié nu. Une de mes anciennes colocs me bondit dessus : elle travaille pour un label électro et est venue présenter un DJ.
Pendant que je fais pipi, je cherche de toutes mes forces l’hymne national allemand. Je m’aperçois que je ne me souviens plus de l’air. Tout ce qui me vient en tête, c’est God save the queen et encore, dans la version des Sex Pistols. Heureusement, deux homos baraqués et couverts de tatouages me viennent en aide quand je sors de mon antre : Einigkeit und Recht und Freiheit für das Deutsche Vaterland…
Il est seize heures. Un de mes copains tape sur le comptoir : pas question d’aller se coucher. On va aller jusqu’au bout. On ira dormir vers vingt heures. Comme une journée normale. Ou presque.
Ok, va pour la journée au Berghain. J’aspire l’air malfaisant, chargé de fumée et d’alcool, j’aspire toute cette énergie berlinoise et toute cette musique, ces milliers de vibrations et de corps, ça fait cinq ans que j’habite là bon sang, cinq ans que je fais la fête, mais je n’ai jamais fait la fête comme ça.
Je lève les yeux vers la foule qui est devenue de plus en plus gracieuse ; c’est la foule du dimanche après-midi, celle qui a dormi et qui vient danser avec des vêtements frais et repassés, une foule de trentenaires à l’haleine parfumée. Je reconnais des gens que j’ai vu passer il y a six heures. C’est un peu comme si on se connaissait. Cette fille gothique, là, avec son corset en faux cuir. Cette autre qui dansait presque cul nu avec tout le monde et a l’air bien déplumée maintenant. Ce jeune mec à bonnet de marin qui ressemble à Tintin…
On s’élance sur la piste de danse une dernière fois, pour une danse interminable qui durera plusieurs heures. On se sourit tous. J’ai les pieds en feu. Le soleil est allé se recoucher sans moi. Je préfère ça. Plus tard, nous nous balançons mélancoliquement dans les nacelles du bar du premier étage, serrés les uns contre les autres. Toutes ces heures ensemble ont resserré les liens de notre amitié d’une étrange façon.
Voilà, ça y est, je l’ai fait, ce marathon. C’était sans doute la seule et unique fois. Parce que, bon, c’est le début de l’année, et on est plein de bonnes résolutions…
* si certains d’entre vous ne comprennent pas tous ces mots musicaux obscurs, quelques explications : la minimal wave, c’est du post-punk (vous voilà bien avancé. Le post-punk, c’est ce qui est né du mouvement punk. Bizarrement, le post punk n’a presque rien à voir avec le rock). C’est une musique essentiellement à base de synthétiseurs, mais ce n’est pas de la pop et ce n’est pas forcément très joyeux, c’est plutôt empreint d’une certaine mélancolie. L’électro minimale, c’est ce qui a fait le succès du clubbing berlinois vers la fin des années 90. C’est chic et indansable, à moins de prendre du LSD, paraît-il, mais j’ai jamais essayé. A vos risques et périls, lecteurs. Kuss
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