Sven, le célèbre videur du club Berghain, à Berlin (Crédit photo Tip magazine)
« Moi, je ne fais pas la queue! » C’est une phrase que l’on entend souvent devant les boîtes de nuit berlinoises. Pour échapper à l’humiliation de devoir attendre comme un plébéien, certains fêtards s’abaissent à harceler des DJs de leurs connaissance ou, faute de mieux, la minette qui tient le vestiaire. Pourtant, la file d’attente d’un club peut être le lieu de rencontres magiques. Voici un petit conte de fées by night aux portes du Berghain
Ah, la guest-list! Son entrée réservée, ses physios plus gentils qu’avec la longue queue du commun des mortels, les petits airs entendus qu’on prend lorsqu’on s’approche du comptoir pour dire : « Manon, sur la liste de DJ Truc » et recevoir gracieusement son tampon sur le poignet avant de pénétrer dans l’antre sacrée… Cette impression d’être le roi du monde. La Gästeliste, la coke du clubber berlinois : c’est moi le meilleur.
Mais n’avez-vous jamais vu ces gens qui se pressent dans la file de la guest-list en épelant leur noms trois fois, jurant qu’ils y sont bien malgré la mine perplexe de la caissière, égrenant des noms de DJs et de patrons de clubs en vain, tout ça pour échapper à l’attente prolétaire? Alors que dans la queue, peut-être, les attend, à leur insu, l’homme ou la femme de leur vie. Les pauvrets.
Il y six ans de ça, je n’habitais pas encore à Berlin, mais je connaissais bien la ville. Je m’étais payé un billet d’avion pour moi toute seule, dans le but d’aller voir une vieille copine allemande et glander dans les rues de ma capitale préférée. Dès mon arrivée, je me retrouve dans un bar de Friedrichshain avec Katrin et ses amis, buvant et riant à nos retrouvailles. Je rencontre à la table d’à côté des tourtereaux fort sympathiques, une Allemande et un Suédois, avec qui je discute pendant une heure. Lorsqu’il se lève, le jeune homme me tend la main : « Tu viens au Berghain avec nous? »
Je n’étais jamais allée au Berghain, mais la réputation légendaire du meilleur club techno d’Europe avait franchi le Rhin depuis longtemps. Mes pupilles frémissantes d’excitation consultent mes amis qui rejettent la proposition d’un geste de la main
Ah non, le Berghain, t’es folle, il faut faire la queue pendant deux heures… et puis on y serait pour quarante-huit heures… tu sais pas à quoi tu te prépares, Manon.
Il n’en fallait pas plus pour attiser ma curiosité et je pris la main du Suédois qui ajouta
Attends, mes copains vont venir aussi.
Aussitôt, une bande de cinq Vikings superbes, assis à une table que je n’avais pas vue, se lève et commande un taxi. Cinq minutes plus tard, le temple électro se dresse devant moi dans son habit de béton, délicieusement terrifiant, orné de sa queue de trois cents mètres de long. Nous nous y insérons patiemment en buvant de la vodka achetée à l’épicerie.
Devant moi, un Français et son écharpe de cachemire rouge, borsalino sur la tête. Je le taquine : tu te prends pour Mitterrand? On entre dans une discussion amusée sur la politique française. L’un des Suédois (appelons-le Markus) intrigué demande des explications. Nous avons encore bien une heure d’attente devant nous. Markus enchaîne sur la littérature française, il s’y connaît – puis nous abordons la littérature allemande. Nous avançons à pas de souris, nous rapprochant lentement de Sven, le fameux cerbère aux mille tatouages tribaux qui garde l’entrée du temple.
Markus a tout lu. Il aime Hermann Hesse* passionnément et moi aussi. Dès que je cite un passage, Markus me saisit la main et tente de le réciter, les yeux fermés avec concentration, brûlant d’enthousiasme. Il se trompe de personnages, mélange les textes. On rit. Je le regarde éperdue – un jeune homme blond, grand, au sourire immense, aux yeux verts enflammés de passion. Rieur, provocateur, gentil et fou de littérature, comme moi. Trop beau pour être vrai.
Il est sans doute gay, ma pauvre Manon, me disais-je en mon for intérieur. Ma foi, tant pis pour l’amant, allons pour l’ami. Pourvu que cette queue ne finisse jamais.
Bientôt la longue file d’attente, le cerbère, le François Mitterrand de pacotille et nos amis ont disparu de notre champ de vision ; il n’y a plus que Markus et moi, lancés comme des comètes dans les romans de Hesse, Narcisse et Goldmund, Siddartha, Le loup des steppes ; et puis la musique, il faut parler de musique, et de cinéma et de peinture, et de la vie en Suède, en France, et de la vodka, et de Berlin.
Mais justement, c’est la fin de la queue. Nous sommes presque devant Sven le massif, celui qui renvoie d’un regard la moitié des clubbers dans les limbes de la nuit. Markus se tait et prend ma main. Je lève les yeux, il sourit. Il m’attire contre lui. Avant d’avoir pu comprendre qu’il était loin d’être homo, il m’embrasse avec fougue. Enlacés dans une étreinte que rien ne peut déranger, nous laissons passer les candidats à la nuit devant nous. Peu importe que nous devions rester toute la nuit sur ce parking moche. Il était Le loup des steppes et j’étais Hermine.
Lorsque nous nous détachons enfin l’un de l’autre pour reprendre notre souffle, nous croisons le regard de Sven. Dans sa veste de cuir, les épaules d’un rugbyman néo-zélandais, le visage de Maui impassible, carré comme une statue de l’Île de Pâques, il nous fait un geste de la main.
Allez, entrez, faites ça plutôt à l’intérieur, maugrée-t-il.
C’est la première et la dernière fois que j’ai entendu Sven parler. En six années de clubbing, l’homme mythique ne m’a plus jamais adressé la parole. Alors que nous passons devant lui, heureux, les joues rouges, je perçois une lueur amusée dans ses yeux. L’amour avait su toucher le redoutable videur du Berghain.
Markus et moi avons dansé, bu et parlé toute la nuit, main dans la main. Plus tard il m’emmena chez lui, il venait de s’installer dans un ancien entrepôt frigorifique, dans un coin paumé qui allait devenir terriblement à la mode, Neukölln. Je suis restée une semaine chez lui, il n’y avait pas de cuisine, on mangeait des toasts pas toastés achetés au Lidl, pauvres et joyeux, il jouait de la guitare pour moi et on rêvait de voyager encore plus loin, ensemble, un jour. Il voulait écrire un roman, je voulais faire du cinéma. On a pris un bateau-mouche pour faire comme les touristes, ivres en plein milieu de l’après-midi juste pour rire, c’était la toute fin de l’été et Berlin était sublime, nouvelle et libre pour nous deux.
La vie vous rattrape toujours par le collet. J’ai dû rentrer à Paris pour travailler. Nous sommes restés en contact et puis, peu à peu, l’idylle est allée se tapir entre les pages du Loup des steppes, la réalité était entre nous. Mais comme toutes les belles histoires n’ont jamais de fin, j’ai revu Markus en juin dernier, après six ans. Vous connaissez le film Before Sunset? Voilà. Si ça vous dit, je vous raconterai la suite de cette aventure.
En conclusion : faites la queue, pas la guerre.
* Hermann Hesse : écrivain allemand du début du vingtième siècle
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