Comme dans le film « La vie des autres », il y a un type qui voudrait bien savoir à quoi ressemble mon appartement…
La gentrification à Berlin, encore et toujours. Sujet lassant s’il en est. Mais pas quand il vient frapper à votre porte alors que vous auriez préféré l’enterrer. La gentrification m’est apparue il y a deux jours sous la forme d’un hideux Dracula de la spéculation. Il voudrait bien creuser sa tombe sous mon haut plafond de Neukölln…
Quatre-vingt-dix mètres carrés, un balcon, deux chambres, un salon immense qui me sert de salle de projo, et une cuisine qui peut accueillir dix invités à table. Voici une description assez juste de mon appartement paradisiaque à Berlin, dans le quartier de Neukölln.
Mon quartier, justement… Petite place armée de deux tables de ping-pong sur lesquelles le fleuriste chinois affronte quotidiennement le buraliste turc. Bancs publics envahis d’enfants qui jouent à chat et attendent leur tour pour taper la balle. Le bar installé dans un ancien salon de coiffure, aux horaires fantaisistes et à l’ambiance bohème, tenu par une lesbienne très littéraire, sa coupe à la garçonne toujours plongée dans un bouquin de Thomas Mann. La brocante de Frau Berger en bas de chez moi – petit bout de femme aux joues roses et à la voix haut perchée – je la surnomme Björk – repaire des chineurs et des fauchés du coin. Le théâtre de marionnettes qui accueille aussi des discussions politiques. On se connaît tous.
Cela fait trois ans que j’habite cet appartement, ce qui n’est pas peu quand on sait que j’ai rarement vécu plus de dix mois au même endroit depuis mes dix-sept ans, âge auquel j’ai pris mon indépendance et rendu leurs nerfs à mes parents épuisés par mes frasques adolescentes. Dans ces murs, j’ai vécu trois des années les plus intenses en rebondissements de ma vie. C’est le premier appartement qui me soit aussi cher. Et pourtant, il ne coûte pas grand-chose par rapport aux loyers faramineux que j’ai dû régler en France ou dans d’autres quartiers de Berlin.
Un avocat de Hambourg a acheté l’immeuble il y a un mois. Il s’est pointé l’autre jour chez moi. Immensément maigre, le visage moucheté d’étranges taches brunes, un nez crochu (je ne plaisante pas), il me tend sa froide main de croque-mort et entre dans mon paradis de bohème. Ses yeux fouinent partout, mais j’ai pris soin de fermer les portes de toutes les pièces. Il est prétendument venu régler le problème de tuyauterie que je subis depuis deux mois.
Le morbide gaillard ne me semble pourtant pas franchement calé en plomberie. (Normal, me direz-vous, il est avocat.) Après avoir salopé mon parquet en bidouillant les tuyaux, il sort des papiers de sa mallette. Voilà notre Dracula inspectant le carrelage de ma salle de bains et cochant des petites cases à tout va. Je m’approche de son document et je lis
Mietspiegel 2013
Le Mietspiegel (« miroir des loyers »), pour les Non-Berlinois, c’est une loi qui permet d’accorder les loyers à la modernisation des appartements. Si votre appart est super moderne, vous payez plus. La modernité à l’allemande va se nicher dans les moindres recoins de votre intérieur. Il y a deux ans, j’ai appris que quelques centimètres de carrelage pouvaient me permettre d’échapper à une augmentation de loyer plutôt salée.
Comment vous dire, chers lecteurs, la rage qui m’a saisie à ce moment-là? Sous un prétexte minable, celui de venir constater l’état de ma tuyauterie, cet avocat qui sentait le formol était venu renifler la poule aux oeufs d’or qui se niche dans ce coin reculé de Neukölln. Une fois rénové, mon appartement vaudrait le double. Je le sais – et IL le sait. Je prends mon courage à deux mains pour ne pas péter un plomb. Je me force même à sourire.
Excusez-moi, je ne crois pas que ce que vous faites en ce moment soit légal. Si vous souhaitez visiter l’appartement, vous devez me proposer un rendez-vous par écrit en me précisant le but de la visite. Vous êtes venu pour les tuyaux, donc vous n’aurez accès qu’à la cuisine et à la salle de bains. C’est tout.
Dracula s’appuie contre le carrelage de ma salle de bains.
Je suis très en colère, me répond-il. Il faut que je vous le dise. Je suis venu de Hambourg.
Je hausse mes épaules (tremblantes quand même).
– Ca m’est égal. Vous devez respecter la loi. C’est mon appartement.
– Mais moi je suis le propriétaire!
– Et moi je paie mon loyer.
– Je vais vous envoyer un avertissement, menace-t-il de son stylo bic.
– J’ai un avocat, réponds-je.
Il m’apprend, comme si je n’étais pas au courant, qu’il est également avocat (ah bon? pas plombier?) et sort de la salle de bains dans un tel état de rage qu’il éteint et rallume trois fois la lumière en giflant l’interrupteur. Puis il me harcèle pour savoir pourquoi je n’ai pas retiré le nom de mon ex-petit ami de la boîte aux lettres.
Parce que c’est le travail du gardien, pas le mien.
Le grand machin formoleux se retire nerveusement. Au passage, il jette un coup d’oeil noir à mon porte-manteau pour être bien sûr qu’aucune veste mâle n’y pende, signe certain d’une illégale occupation masculine de l’appartement.
Une fois la porte fermée derrière lui, je fais moins la fière. Sensation étrange d’avoir été visitée par un imbécile fanatique, un fou de la spéculation. Sensation d’intrusion violente. J’ai écrit il y a quatre ans une pièce de théâtre sur la Stasi, la police politique est-allemande. Quelques scènes me reviennent – bizarre, me dis-je, c’est comme ça qu’on devait se sentir quand on recevait la visite d’un de ces agents aux allures de rat.
Souhaitez-moi bonne chance, amis lecteurs, la guerre contre le croque-mort de la spéculation est déclarée.
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