Berlin, repaire de hipsters : on entend cette rengaine en boucle depuis trois ans. Personne ne sait vraiment ce qu’est un hipster (d’ailleurs, on est toujours le hipster de quelqu’un d’autre) mais à force d’user le mot jusqu’à la corde, rien n’est devenu plus mainstream que la hype. Paradoxe insupportable pour Berlin. J’ai rencontré récemment des gens très très très hipsters, donc très mainstream. Réflexion au cœur de la branchitude banale.
C’était un samedi soir de mars. Ma copine parisienne Lolita était venue me rendre visite avec deux de ses amis. Après nous êtres passablement abrutis au Riesling, nous décidâmes d’aller chez M., une Française qui organisait une fête chez elle.
Nous poussons la porte et sommes accueillis par un métrosexuel un peu sale, ce qui en soi est aussi un paradoxe, mais nous ne sommes plus à ça près. Le bouclé nous pousse dans le salon. Autour d’une longue table rectangulaire design, qui semble tout droit sortie des pages de AD Magazine, les hipsters sont enfilés comme des perles.
Blancs, blacks, asiatiques, façon Benetton mais en mode branchouille, ils lèvent à peine les yeux sur nous. C’est fatigant de devoir ouvrir ses paupières sur un style qu’on ne comprend pas, qui est hors des canons de la hipsteritude. Le hispter mainstream ne se fatigue pas : si aucune barbe, aucune chemise à carreaux, aucune paire de lunettes surdimensionnée, aucun cardigan de mémère Marc Jacobs n’accroche son regard, il se rabat sur le prochain hispter rassurant venu.
De toute façon, le hipster mainstream n’a rien à dire.
Extrait :
– Salut, ça va? Moi, c’est Manon.
– Hi.
– Ok. Euh. What’s your name?
– Darren.
– Hi Darren, nice to meet you.
Darren me gratifie d’un sourire condescendant avant de retourner à sa conversation passionnante avec une fille habillée à l’heure de la Chute du Mur de Berlin. Je les écoute sur fond de musique aseptisée comme du Canard WC, dans le style des pires morceaux de Desire: voix flûtée de Suédoise, beat synthétique mou du genou.
Resident Advisor*, c’est la plus grande invention du 21e siècle, s’exclame Darren en remontant ses lunettes immenses sur son nez.
Le vingtième siècle avait la pénicilline, la fusée et Internet, le vingt-et-unième siècle aura donc Resident Advisor. Pauvre époque, va.
Bien qu’il semble être à la pointe, le hipster mainstream ne fait que suivre un style extrêmement codifié qui le fait ressembler à tous ses compères. Afin d’élaborer ce style d’une banalité à pleurer, il lui faut cependant éplucher bien des magazines de mode et écumer les boutiques de Mitte. Tout son salaire de vendeur ou d’attaché de presse y passe – car, mes chers, le hipster mainstream est rarement un écrivain fou, ou un musicien barré, comme l’étaient Jack Kerouac ou Chet Baker, les hipsters de la première heure.
Qu’est-ce qui anime le hipster mainstream? Les vieux hipsters, branchés bizarres et scandaleux, voulaient laisser une oeuvre, rendre le monde plus dandy, plus fin, plus élégant, plus trouble, plus étonnant. Le hipster mainstream semble n’avoir pour but que de faire fonctionner la machine bien huilée de la consommation, selon le principe petit-salaire-goûts de luxe, qui fait de lui un esclave. Ipad dernier cri, casquette dernier cri, tenue ironique des pieds à la tête et aucune vision du monde.
Voilà peut-être pourquoi les hipsters mainstream sont devenus la cible préférée des attaques des Berlinois. Evidemment, tout le monde est un peu hype à Berlin, donc il est difficile de faire le tri – et d’ailleurs, là n’est pas la question. La question, c’est ce qu’on a à raconter, à défendre, à proposer. Peu importe le look. C’est là que le bât blesse, car Berlin accueille de plus en plus de jeunes branchés peu animés par une conscience politique ou sociale, qui souhaitent, sous des dehors alternatifs, monter un énième magasin de cosmétiques hors de prix à la devanture arrogante, afin de devenir, comme les bons vieux hispters à la papa des années 60… les papas bourgeois du futur.
Et c’est là que la terrible normalité (maison-chien-pantoufles-capitalisme) rattrape définitivement le hipster mainstream, lui qui n’a, de toute façon, jamais rien fait d’autre que suivre le mouvement.
* Magazine en ligne de musique électronique qui recense, notamment, toutes les soirées électro
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