Nicole de Rougé, 1921 – 2013
Tous les expatriés le redoutent. Cet appel d’un de vos proches, au milieu de la nuit, depuis la France, pour vous annoncer que c’est fini, qu’il, ou elle, a quitté ce monde. Cette personne malade, ou si vieille que vous savez bien qu’elle ne sera pas éternelle, vous l’aviez laissée derrière vous pour vivre votre vie à l’étranger. On sait tous qu’on recevra un jour ce coup de fil. Et la culpabilité d’être parti ne change rien à la chose
Il y a six ans, ma grand-mère, Nicole, a subi une opération terrible. On lui a retiré l’estomac. Elle qui n’aimait rien tant que les goûters sucrés avec ses amies bavardes, les tartes aux fruits voluptueuses de son pâtissier et le café avec une larme de rhum (« ça vous remet d’aplomb ») ne pouvait plus picorer que des bouillies infectes additionnées de protéines, et quelques biscuits, sa passion, qui restaient autorisés.
En quelques mois, son allure de Mamie Nova chic s’était volatilisée et elle ressemblait à un oisillon tombé du nid. Elle portait de nouveau la taille 36. Je lui disais qu’elle avait une ligne de jeune fille, ce qui la faisait rire, car devant l’adversité, Nicole affichait la plupart du temps un sourire confiant. Elle était croyante et avait aussi foi en sa famille. Elle savait que nous ne la laisserions pas tomber.
Et pourtant je l’ai quittée. Je suis partie il y a quatre ans pour venir vivre en Allemagne, je voulais vivre ma vie, explorer le monde, voyager, apprendre une autre langue, être libre ; que voulez-vous, j’avais vingt-sept ans, je savais que je devais le faire maintenant. On doit bien devenir soi-même. Je revenais souvent. Elle habitait une maison de retraite depuis son opération. Quand je venais lui rendre visite, elle commandait un gâteau pour moi. Elle buvait son thé en me regardant manger ce qu’elle ne pourrait plus jamais avaler.
Nous parlions de tout et de rien. Elle se passionnait pour mes histoires rapportées de Berlin, mes amours, mes rencontres, mes pièces de théâtre, mes tournages, mes voyages. Elle qui avait vécu tant d’années, elle aimait me raconter le petit château où elle était née, les avions-planeurs que son père fabriquait, les bals costumés d’avant la guerre, les voyages sur des ferries avec mon grand-père, les parties de ping-pong entre mondains.
De tout cela elle ne regrettait rien, elle aimait tout autant l’aide-soignant croate homosexuel qui la traitait comme une princesse (ce qu’elle était au fond, de coeur), et l’infirmière togolaise qui lui montrait des vidéos de son petit dernier, et la vieille folle qui habitait la chambre à côté de la sienne et tentait toujours d’attirer mon père dans son lit. Comme elle était rieuse et gaie, Nicole ! Elle ne pouvait presque plus rien manger, mais elle se nourrissait de la vie autour d’elle et pendant ces six dernières années, elle a aimé cette Terre avec ferveur. Jamais je ne l’ai entendue dire du mal d’autrui. La couleur de peau, l’orientation sexuelle ou politique, la position sociale, rien de tout cela ne pouvait l’empêcher de donner son amitié – elle qui venait d’un milieu si traditionnel, si obtus.
Ma soeur est partie vivre à l’étranger, elle aussi. Elle élève sa famille à Athènes. Une fois, je l’ai appelée à minuit. Quand elle a décroché, son souffle était court et elle me fit un « allô » plein d’inquiétude. Je lui souhaitai son anniversaire.
Ah, c’est pour ça que tu m’appelles. J’ai cru que Mamine… tu sais, j’ai toujours peur quand on m’appelle tard, maintenant.
Moi aussi, j’avais peur. Parfois, quand mon père m’appelait tard le soir, ou trop tôt le matin, je flippais. J’attendais que la nouvelle tombe comme un couperet : c’est fini, Mamine nous a quittés. Pendant une certaine période, je laissais mon portable allumé la nuit. Je ne compte pas les fois où mon coeur a bondi dans ma poitrine, lorsque j’entendais la sonnerie du téléphone à deux heures du matin, avant de décrocher et d’entendre un copain éméché me hurler, la voix couverte par le vacarme d’un bar, de le rejoindre pour faire la fête. J’ai fini par accepter que j’entendrais peut-être la nouvelle sur mon répondeur et j’ai coupé la ligne pendant mon sommeil.
D’ailleurs, ce coup de fil du milieu de la nuit, que je redoutais depuis six ans, est arrivé le matin. C’était un dimanche, vers neuf heures, il y a quinze jours.
Je t’annonce ce que nous attendions tous depuis longtemps.
On l’avait retrouvée inanimée, dans son lit, le visage tourné vers la fenêtre qui donnait sur un petit jardin. Apparemment, c’est à six heures que son âme s’est envolée. Ses traits étaient calmes et doux. Qu’avait-elle vu au-dehors? Quelle est cette lumière qui l’a saisie dans son sommeil, pour qu’elle ait eu le courage de se tourner vers elle sans aucune crainte? Quelle beauté, quelle douceur, se tenait de l’autre côté de la vitre? Ou bien disait-elle adieu à cette Terre qu’elle avait chérie tous les jours de sa vie?
Je la revois sur cette photo des années cinquante, les pieds dans l’écume, le visage tourné vers le soleil. Nicole n’a jamais eu peur de la lumière. Elle-même était une lumière dans nos vies : elle a aimé et nous l’avons aimée.
Mehr Licht, avait dit Goethe avant de mourir. Lumière! Plus de lumière!
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