(Flat Share, photo de Tim MacPherson)
Dans une ville où les appartements ont plutôt quatre pièces qu’une, où les salaires sont bas et où la jeunesse se termine vers… cinquante ans, la colocation est un mode de vie complètement normal. Mais le colocataire de rêve ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Petit passage en revue des candidat(e)s à la vie commune.
J’ai un grand et bel appart, comme presque tout le monde à Berlin. La vie en mode clapier à lapin est épargnée au Berlinois grâce à la taille gigantesque de la ville. Les surfaces des appartements sont rarement inférieures à soixante mètres carrés, un rêve pour tout Parisien, tout New Yorkais ou tout Tokyoïte en exil dans la capitale allemande.
Or, il se trouve que, seule de nouveau dans ce palais d’un coin populaire de Neukölln, dans le sud de la ville, je me morfonds un peu. Ah, les joies de la colocation! Les cheveux de l’inconnue qui bouchent le siphon, sa façon inimitable de me descendre ma collection de vins français, sa Fritz Radio en permanence branchée quand je travaille, sa manière de faire la tronche quand mes amis italiens débarquent à l’improviste en hurlant des insanités anarchistes sous l’effet de la bière… tout ça me manque.
Ou alors, c’est son insistance à vouloir partager le loyer avec moi. Bien. Le fait est qu’il me faut une nouvelle colocataire. Mais qui?
1. La Grecque
Quand La Grecque m’a appelée pour visiter l’appart, j’étais complètement excitée. J’ai beaucoup d’amies grecques, et j’aime leur tempérament. Je me voyais passer des journées à hurler de rire avec une fille style boule de feu, partageant tout et cuisinant ensemble des plats plein d’huile d’olive qui font vachement grossir, mais qui rendent heureux. La crise de la dette grecque, nous n’en aurions que foutre : je serais son asile berlinois, elle serait mon rêve de pins et de cigales.
Quand elle arrive, petite, mignonne, bien peignée, j’ai un peu peur. Où est mon explosive coloc du Sud? Elle regarde l’appart en un temps record de deux minutes, puis son plan de métro. Quarante minutes pour aller au boulot, c’est trop pour elle. Je lui fais comprendre qu’à Berlin, c’est une moyenne acceptable. La ville est grande. Ce n’est pas comme à Athènes. J’essaie de lui parler de mon amitié pour son pays, pour sa culture. Pour faire sympa, je lui balance même deux ou trois mots dans sa langue natale. Mais elle fait la moue. Trop loin de son boulot, dit sa moue.
Tu fais quoi comme boulot, justement?
Informaticienne.
Une geek grecque, je n’avais encore jamais vu ça.
2. La Catalane
Ah, Barcelone!!! Dépitée par la Grecque, j’attendais la Catalane comme le messie. La France et la Catalogne ne sont-elle pas légendairement amies? Fiesta! La joie de pouvoir bavarder des heures avec sa coloc autour d’une assiette de tapas…
Et en effet, la Catalane sait parler. Un petit air de Charlotte Gainsbourg, elle a trente-neuf ans, vient de quitter son mari, a un loft dans le centre de Barcelone, travaille comme architecte d’intérieur pour telle marque, telle marque, telle marque et telle marque mais aussi telle marque, elle aime le concombre (espagnol), l’huile d’olive, le rock et le soleil et elle ne sait pas du tout qui je suis, parce qu’elle ne m’a pas posé la question. L’appartement la botte vraiment, enfin, mis à part le parquet rouge dans sa chambre, qu’elle repeindrait volontiers en blanc. Un peu angoissée, je l’imaginais en train d’abattre les murs et me parler tous les matins au petit-déjeuner jusqu’à l’écœurement.
Sympa, mais envahissante? No se!
3. Le Gay
Âllo Alexander, c’est Manon.
Qui?
Ben, Manon, pour l’appart, tu m’as envoyé un mail.
Ah cool. Euh, quel appart déjà?
Neukölln, Rixdorf…
Ah euh, cool. Euh, lequel?
Il déboule comme une comète dans l’appart, il passe comme ça, rapidement, il n’a pas trop le temps parce qu’il visite huit apparts par jour. Il est immense, presque deux mètres, et allemand. Il parle vite et déjà, il drague l’ami qui se trouve ce jour-là dans mon salon en lui demandant s’il est « inclus dans le prix du loyer ». Loyer qu’il trouve, d’ailleurs, un peu trop cher. La montée des prix à Berlin le fout en rogne. Il grimpe sur le balcon, regarde en bas et décrète que ce serait vraiment très cool d’habiter là. Volubile, il enchaîne blague sur blague et déjà, je l’aime. Il semble combiner la décontraction masculine classique à une élégance toute féminine, et son ironie permanente me fait rire. Je nous vois bien aller descendre des verres au bistro en matant la gent berlinoise.
4. La Munichoise
Fraîche comme une rose, blonde comme il se doit, elle est bonne à marier. Intelligente, vive, non dénuée d’humour, son parcours professionnel est à se faire pâmer toutes les mères de la bourgeoisie mondiale. Major de sa promo, titulaire d’une thèse sur la littérature baroque avec mention je ne sais quoi, elle exerce son « petit job » pour financer ses études dans une organisation politique qui accueille des réfugiés et gagne confortablement de quoi se payer l’appart toute seule. Contrairement à la Catalane, elle pose plus de questions qu’elle ne parle d’elle-même.
Cette femme, me dis-je, est l’incarnation de l’équilibre absolu dans la société occidentale: féminine mais pas pute, intelligente mais pas chiante, drôle mais pas vulgaire, aimant la fête avec modération, et, je le sens, capable bientôt de mener de front une vie de famille épanouie et une carrière admirable. Elle est parfaite.
Je me suis imaginée au bout de quelques mois avec la Munichoise : elle, me demandant de lui rembourser un rouleau de papier toilette, et moi, faisant du bruit exprès pour l’énerver et voir l’icône de la perfection se fissurer en laissant transparaître un peu d’humanité sale et désordonnée.
Entre la Grecque, la Catalane, le Gay et la Munichoise, qui choisiriez-vous?
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