Le Berlinois ressemble au symbole de sa ville, l’ours : il est fichtrement bourru. L’étranger s’étonne souvent qu’on ne le laisse pas sortir du bus avant d’y entrer, qu’on lui laisse la porte en pleine face dans les grands magasins, qu’on lui jette presque son café à la tête et qu’on le renseigne avec la mauvaise grâce d’un douanier du temps du rideau de fer. Il paraît que ce tempérament acariâtre cache un grand cœur. Comme si l’amabilité n’était qu’un symptôme d’hypocrisie. Petit coup de gueule d’une immigrée Française qui en a marre… de voir les Berlinois faire la gueule.
Presque partout ailleurs en Allemagne, le citoyen teuton est charmant et bien élevé : que ce soit à Constance, où les boulangères sont non seulement ravissantes mais ont l’air de vous faire l’amour en vous tendant le pain, ou à Leipzig, où les garçons de café portent leur joie de vivre accrochée comme des rayons de soleil sur leur visage.
Il n’y a qu’à Berlin que l’on m’aboie dessus quand j’ai le malheur de demander quand passe le prochain train, après l’avoir attendu plus de quinze minutes dans un froid glacial. Il n’y a qu’à Berlin que les patronnes de bar me demandent ce que je veux en hochant la tête avec un grognement. Il n’y a qu’à Berlin que les clients du Karstadt me balancent la porte dans la tête, même et surtout si je suis chargée comme un âne.
Après m’être quasiment fait agresser par une infirmière à qui je demandais où se trouvait la salle d’attente aux urgences, j’explosai. Le médecin, arrivant sur le champ, se confondit en excuses.
Les Berlinois sont des « brosses à récurer », murmurait-il, ils sont vraiment très bourrus, excusez-nous, s’il vous plaît. Ce n’est pas méchant.
Apprenant que j’étais française, il vanta les délices de la politesse hexagonale (mouais, a-t-il déjà rencontré un serveur parisien?), le raffinement hexagonal, la bouffe, les paysages, les châteaux de la Loire, les jolies Parisiennes, etc. Voyant qu’il devenait intarissable sur le sujet, pour couper court, je lui demandai d’où il venait. De Cologne, répondit-il. Bien sûr, Cologne, dont on vante l’exquise politesse des habitants.
Mais d’où viennent ces manières de porc-épic? Serait-ce à cause du froid hivernal (en ce moment il fait -14°)? Ou à cause de la nuit qui règne sur la ville de novembre à mars? Oui mais alors, les Suédois ne devraient-ils pas être aimables comme des hérissons, eux aussi?
Un journaliste allemand, Jürgen Elsässer, explique (dans un article douteux, mais intéressant) cette mentalité bourrue ainsi : La ville a grandi beaucoup trop vite. D’autres capitales européennes ont eu des siècles pour grandir. Je ne vois pas bien le rapport, personnellement. A Brasília, la capitale brésilienne construite en trois ans, je suis certaine que les gens sont délicieusement polis et gentils. Vous avez déjà rencontré un Brésilien acariâtre, vous?
Je crois pour ma part que les origines de ces façons brutales sont à la fois religieuses et politiques. Puissance protestante par excellence, la Prusse chérissait au XIXe siècle les valeurs partagés par les Chrétiens en rupture avec le catholicisme : sobriété, rigueur, discipline, économie de paroles, justesse de la pensée, objectivité, etc.
A cela s’ajoutent des décennies de dictature est-allemande, Berlin se trouvant du côté oriental du rideau de fer. Les valeurs qui priment sont la discrétion, l’ardeur au travail, la simplicité (apparente) des rapports sociaux réglés au millimètre par le système éducatif puis au travail et dans la famille – il était mal vu d’être mère seule ou couple en union libre. Le puritanisme communiste remplaçait le puritanisme religieux. Sourire, charmer, flatter, montrer de l’enthousiasme? Plaisirs inutiles à la marche de la société, donc suspects.
Ajoutez à cela le fait que, quand même, ça caille en hiver et qu’il faut se faire une peau d’ours pour survivre, et que sourire quand on les poils de moustache qui gèlent, ça peut faire mal…
On m’a souvent recommandé d’en prendre mon parti. Une chose de plus que je ne comprendrais jamais à Berlin, une chose de plus qui me rappelle régulièrement que je ne suis qu’une immigrée.
Et puis, allez. Ils sont vraiment gentils au fond, ces ours bourrus. Perdez votre portefeuille, on vous le renverra par la poste, intact. Oubliez votre parapluie trempé dans un bar, on vous le garde près du radiateur pour le faire sécher. Pour les remercier, offrez-leur un beau sourire comme un pot de miel. Ils sauront y répondre, à force. Tous les ours aiment le miel. Étrangers de Berlin, soyons des abeilles industrieuses : apprenons aux grands ours qui nous accueillent à devenir d’adorables oursons sans griffes… de temps en temps.
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