Il vient de Hambourg et mène à Berlin « la meilleure vie du monde, parce qu’ici c’est pas cher, et que les gens sont dingues! » Le jour, il vend des matelas dans une grande chaîne à la déco type néons au plafond-bonbonne d’eau en plastique. La nuit, il fait vibrer les tympans des branchés berlinois dans des clubs enfumés. Introducing Simon.
Il se trouve que, pour des raisons un peu glauques (ah, l’amour, cette saloperie, surtout quand c’est fini), je n’avais plus de lit et dormais sur un futon spartiate depuis trois mois. Auguste, un de mes amis français, s’était mis en tête de me trouver un matelas du feu de Dieu pour une bouchée de pain. C’est dans une de ces grandes chaînes de literie que l’on voit partout en Occident, que mon ami m’a dégotté un grand 140×200 à ressorts de derrière les fagots à un prix fort modique.
Nous nous retrouvons à Neukölln, dans une rue assez sinistre éventrée par des travaux. Au milieu d’un magasin éclairé crûment par d’horribles néons, parmi la blancheur éclatante des matelas empilés tout autour de lui, un jeune vendeur aux cheveux blonds trie des factures. Il a des yeux d’un beau vert étrange, presque reptilien. Au-dessus de son uniforme et de son badge de vendeur, une coupe déstructurée, la moitié de la tête rasée, une grande mèche retombant sur l’œil. Son sourire, immense et franc, découvre des dents complètement bouffées par le tabac et – probablement – l’ecstasy.
Il me propose de m’allonger sur les matelas dans le magasin, m’apporte des coussins. J’ai le droit de rester sur chaque matelas dix minutes afin d’en tester le confort. Mon ami s’y met, tenté par l’absurdité de faire la sieste dans un magasin. Le jeune vendeur, après avoir parlé comparativement mousse, ressort et latex, laisse échapper un long soupir en nous voyant rêvasser sur le matelas.
Ah, si je pouvais m’allonger moi aussi! J’en rêve!
Ben, vas-y, lui répondons mon ami et moi-même.
Il secoue sa mèche déstructurée.
Non, j’ai pas le droit. Et si je commence, je ne m’arrêterai pas de dormir. Ça fait quatre nuits que je n’ai pas dormi du tout.
C’est là que nos apprenons, à notre plus grand étonnement, que notre vendeur est en réalité un DJ passionné, qui mixe tous les soirs de la semaine et du week-end, pardonnez-moi du peu, dans les meilleurs clubs de Berlin : Wilde Renate le vendredi, Maria le samedi, Kater Holzig le lundi, etc. Alors, ça ne paie pas d’être DJ?
Non, mais bientôt, ça paiera vraiment, dit-il en me montrant largement ses dents grises.
Comment s’appelle-t-il? Simon (il prononce « Saaaaïmonne » à l’anglaise). D’où vient-il? De Hambourg. Hambourg c’est cool, mais c’est riche. Ici, les gens sont moins bourgeois. Ils veulent faire la fête, c’est tout! Ils sont cool! Pour appuyer ses propos, il twiste son bassin et secoue sa mèche en sautillant. Un vrai gamin. Il ne doit pas avoir plus de vingt-deux ans. Quelle énergie! Et tout ça sobre, sans alcool ni drogue! me fait-il savoir avec fierté. Il brandit une cafetière pleine. Je carbure au café!
Il a monté un duo de DJs avec un pote, ils ont créé une page Facebook, Soundcloud, Twitter et que sais-je encore, ils jouent partout, se partagent l’argent des recettes, vivent à deux cent à l’heure, toujours heureux d’aller mixer, toujours souriants, même pour vendre des matelas à prix cassés à des pauvresses dans mon genre.
Emménage à Berlin toi aussi, conseille-t-il à Auguste. Ici, j’ai la meilleure vie du monde, s’exclame-t-il en riant. Parce que ce n’est pas cher!
Mais tu dois vendre des matelas pour vivre, souligne mon ami français.
Oui, mais je m’en fous! Je n’ai pas besoin de beaucoup d’argent et je peux mixer tous les soirs.
Il me tend sa carte de visite et nous inscrit sur la guest list du lendemain au Wilde Renate. Il nous plaît beaucoup, mais visiblement, c’est réciproque. Il me fait une grosse ristourne sur le matelas et je me confonds en remerciements. Avant de partir, il défait sa ceinture en cuir orange et l’offre à Auguste. Sur la boucle s’inscrivent les lettres L-O-V-E dans des couleurs acidulées. Auguste proteste.
Ton pantalon va tomber! (c’est vrai que notre olibrius n’est pas franchement épais. Déjà, il porte la main à son jean pour le retenir, un grand sourire sur les lèvres).
Vas-y, prends-la, je l’ai achetée à Londres pour deux euros au marché aux puces.
Il sautille jusqu’à la porte, nous emportons le matelas sur notre dos et nous nous enfonçons dans la nuit, laissant Simon, canari sans sommeil, préparer ses prochains mix au milieu des une-place à ressorts et des doubles en mousse.
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