« Sale bande de yuppies, allez vous faire foutre! » sur la façade d’un bar branché de Neukölln
Mais que se passe-t-il dans mon bon vieux quartier popu de Berlin ? Sur la place en face de chez moi, un café avec accès Wifi a poussé comme un champignon, avec ses tables en alu et ses buveurs vêtus de Nike vintage. Les punks à chiens chaussent leur nez de Ray-Bans et écoutent du Nicolas Jaar dans leur Iphone. Et mon loyer a augmenté, comme par enchantement, de 80 euros par mois…
L’hiver dernier, j’évoquais dans ces pages la présence d’un loup mangeur de popu dans Berlin, le Kiezkiller (le « tueur de quartier » en berlinois). Le Kiezkiller est une espèce inquiétante qui ressemble à l’être humain, mais a la capacité surnaturelle de suivre la mode comme un mouton et de la colporter dans des quartiers où, autrefois, ne sévissaient que des vieilles dames aux cheveux mauves et des immigrés parlant à peine l’allemand.
Le Kiezkiller avait jusque là épargné mon adorable petit coin de Berlin. Je vis à Neukölln, un quartier populaire investi par les populations turques qui y ont tissé un véritable réseau de restos à kebab, de marchés bordéliques et de magasins de voiles islamiques aux couleurs criardes. Les Turcs y côtoient depuis longtemps des Berlinois à l’accent prononcé du Brandenbourg, des « Kratzenbürste » (brosses à récurer), comme on dit ici pour désigner les habitants grognons, mais chaleureux, du vieux Berlin.
Maintenant, le Kiezkiller traîne ses affreuses pompes à la mode sous mon balcon, dans mon Spätkauf (petites épiceries ouvertes tard la nuit, tenues souvent par des Turcs), dans ma bibliothèque, dans mon supermarché Aldi. Je le regarde, bougonne, siroter son latte macchiato en pianotant sur son ordinateur portable dernier cri au soleil, sur la place en bas de chez moi. Je le déteste. Il ressemble à mes amis managers de groupe de rock-électro ou journalistes de mode. Mais qu’est-ce qu’il fout là, bon sang?!
Comme tous les jeunes étrangers ou aspirants artistes installés depuis plusieurs années à Neukölln, je fais la gueule devant cette invasion de clones de nous-mêmes. Pourquoi? Parce qu’ils sont plus riches que les indigènes que nous sommes, et que, c’est bien connu, la richesse attire la richesse. La présence de ces jeunes cool fait l’effet d’un aimant sur les spéculateurs immobiliers.
Au printemps, je découvre la présence d’une plaque commémorative sur la façade de mon immeuble. Deux visages : un homme, une femme, y sont gravés, accompagnés de la mention : « Ici vivaient A. et P., artistes visuels, de 2007 à 2011 ». Perplexe, je comprends qu’il s’agit de mes anciens voisins, effectivement artistes de leur état, qui se sont séparés avec force cris et pleurs il y a un mois. Plus tard, à la terrasse d’un bistro, j’aperçois P., justement. Il m’explique que c’est lui qui a installé cette plaque, dans un grand geste de romantisme ironique.
Un mois plus tard, une large inscription à la peinture verte accompagnée d’une flèche désigne la plaque sur mon mur : « Et c’est pour ça que mon loyer a augmenté? » Étonnée, je me dis que les habitants de l’immeuble ont une dent contre les artistes qui furent autrefois leurs voisins. Mais je partage bientôt la colère de l’auteur de ces mots, en découvrant une enveloppe de mon syndic dans ma boîte aux lettres.
Chère mademoiselle, votre loyer sera augmenté de 80 euros par mois à partir d’octobre 2011. Extrêmement amicalement, votre bien-aimé Syndic.
Je me précipite alors à la « Mieterverein« , l’association de défense des locataires. L’un de ses bureaux se trouve dans une église luthérienne de Neukölln. Des conseillers et des avocats y renseignent les locataires berlinois pour une somme très modique. Bizarrement, lorsque j’arrive, la salle d’attente est bourrée à craquer. De la vieille dame à la guitariste italienne qui sert au bar d’en face, toute la population de Neukölln y est représentée. Tous sont là pour la même raison. Leur loyer a explosé.
L’avocat qui me reçoit prend l’augmentation de mon loyer très au sérieux. Il me demande de mesurer la hauteur de mes carreaux dans la salle de bains. Au-dessus d’un mètre soixante-dix-neuf de carrelage sur les murs, ma salle de bains est moderne, ce qui signifie que je suis perdue. En-dessous, à moi la vengeance : mon augmentation est tout à fait réfutable.
Ah! je me jette chez moi, cherchant désespérément une règle, un mètre, que sais-je! N’en trouvant pas, je colle contre le mur mon voisin Fausto, qui mesure très exactement un mètre soixante-dix-neuf. Le carrelage ne lui effleure même pas le bout du nez. Hourra! Fausto me fait un give-me-five enthousiaste. Lui a reçu son augmentation l’année dernière et il sait ce que c’est : David (le pauvre habitant de Neukölln) et Goliath (le méchant agent immobilier en cravate Snoopy).
Victorieuse, je transmets la nouvelle à mon avocat, qui frétille de joie et rédige pour moi une insolente lettre destinée à mon syndic, stipulant que, puisque ma salle de bains est pourrie, mon loyer devrait l’être également.
Réponse du syndic :
Mademoiselle, il n’est pas permis de mettre en doute l’augmentation de votre loyer. Chaleureusement, votre Syndic chéri.
J’écarquille les yeux vingt fois : il n’est pas permis de mettre en doute la sainte parole de mon syndic. Je retourne voir mon avocat dans son église de gauche.
Vous avez lu ça? lui dis-je, c’est d’une insolence!
Ce sont des connards! s’écrie mon avocat. (Ce qu’il est à gauche, c’est merveilleux! je l’adore! je bénis le jour où il a décidé de revêtir l’Habit de Justice, même si je pense qu’il porte des chaussettes Snoopy).
Alors, qu’est-ce que je dois faire contre ces salauds? lui demandè-je, pleine d’espoir, mouillant mes yeux de madone du ghetto.
Patatras, mon héros s’écroule. Il tripote son bic.
Ben, rien, marmonne-t-il. Ne répondez pas. On va laisser mourir.
Mais… s’ils me font un procès? m’écriè-je!
Ah, ben… vous serez bien embêtée.
C’est tout. Pas d’autre solution. En rentrant chez moi, je découvre qu’un voisin rageur a collé sur la porte d’entrée un flyer pour une manifestation contre l’augmentation des loyers dans le quartier. La guerre est déclarée. A la boulangerie, un type me tend un papier m’invitant à une réunion contre la gentrification de Neukölln:
Les loyers augmentent, car le quartier devient de plus en plus branché. Nous, les nouveaux habitants de Neukölln, jeunes, artistes, étudiants, intellectuels, nous sommes partiellement responsables de cette situation. Nous organisons une réunion de réflexion à la galerie X de la rue du Danube demain soir à 20h.
Je montre le papier à la boulangère turque et je lui demande si elle ira. Elle hausse les épaules et encaisse mon croissant.
Je n’ai pas été invitée, dit-elle nonchalamment.
Le type qui m’a tendu l’invitation évite mon regard lourd de reproches, tout penaud. Voilà pourquoi Neukölln est destinée, comme le quartier de Prenzlauer Berg il y a dix ans, à une boboïsation galopante. Le peuple est déchiré, amis lecteurs! En dépit des manifs, des réunions de réflexion, des blogs contre la gentrification (Voir Gentrification Blog) et des squats de résistance organisés dans le quartier, les habitants de Neukölln se divisent eux-même en couches sociales impénétrables.
Je ne suis pas allée à la réunion anti-bobos organisée par les bobos. A la place, je me prépare à affronter mon Syndic au tribunal. Ce jour-là, je vous le jure, je porterai ma petite culotte porte-bonheur. Une culotte Snoopy.
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