Pas bavard, et en mode pilotage automatique : Robert, je l’appellerai ainsi par précaution pour son patron, est l’un des très nombreux chauffeurs de taxi qui sillonnent Yaoundé dans des voitures déglinguées, laissant échapper par la culasse d’âcres nuages noirs et manquant plus d’une fois d’écraser d’innocents enfants sur le chemin de l’école. Robert n’aime pas son métier, mais « il n’y a rien d’autre pour lui » ni pour sa femme et ses deux enfants. Interview lapidaire au milieu de la circulation éreintante de la capitale camerounaise.
En Allemagne, où je vis, et en France, d’où je viens, le chauffeur de taxi est une espèce bien connue des noctambules. Autant dire que j’en ai côtoyé un bon paquet dans ma jeune vie, glanant ici et là des informations sur la Turquie natale de mon conducteur, ou des jurons à l’encontre de nos dirigeants politiques « qui sont tous des pourris ». Les taximen camerounais, eux, ne mouftent pas. Je mourais donc d’envie de tirer les vers du nez à l’un d’entre eux.
Celui que j’ai alpagué ne voulait pas me raconter sa vie autour d’un jus de goyave pourtant naïvement offert de ma part – « c’est mon temps que vous me prenez, là!» – c’est donc dans le taxi que j’ai appris que mon interlocuteur estimait que la seule chose agréable de ce métier, « c’est que ça le fait manger ».
« Ça ne vous plaît pas, ce métier, sinon ? »
Un silence significatif suit ma question.
– Ne vous inquiétez pas, on peut changer votre nom dans l’interview, vous pouvez dire ce que vous voulez.
– Oui, changez.
– Robert, je vous appellerai Robert.
– Vous, vous vous appelez Robert ?
– Non, c’est vous, moi c’est Manon. C’est pour que votre patron ne sache rien de l’interview.
Voilà sept ans que Robert conduit ce taxi qu’il partage avec un autre chauffeur. «Je prends à quatorze heure et jusqu’à minuit. L’autre il fait le matin». La syntaxe de Robert laisse à désirer et son élocution est embrouillée. Normal : ses études se limitent à trois mois d’auto-école. Robert doit faire bouillir la marmite. Tout le reste est superflu. Son temps libre ? Il le passe à se reposer des clients épuisants, de la circulation étouffante, des embouteillages dans lesquels « il faut faire attention partout et tout le temps ». Recharger les batteries pour faire tourner le moteur, encore et encore.
Les taxis de Yaoundé sont collectifs. Grimpe qui veut si la direction proposée colle avec la route des autres passagers. Le tarif d’une course tourne autour des 200 francs CFA. Sept jours sur sept, le patron attend de Robert et de son collègue du matin qu’ils lui versent la recette – après quoi, il restera 5000 à 10.000 Francs CFA (entre 8 et 15 euros) pour le salaire de chaque employé. Les vendredi et samedi soirs rapportent bien.
L’avantage d’avoir un patron, c’est que si la voiture se retrouve en panne, c’est le patron qui paie les réparations nécessaires. Et lorsqu’on voit l’état du taxi de Robert (portières défoncées, une vitre manquante, ceintures de sécurité en rade et poignées remplacées par des bouts de ficelle), c’est un atout non négligeable.
Robert transporte plus de cent clients par jour. « Tu prends les clients, tu les décharges, tu prends les clients, tu les décharges, tu peux pas vraiment compter le nombre de clients que t’as transportés ». Je comprends mieux pourquoi les chauffeurs de taxi camerounais se taisent au volant. Ils économisent leur salive et leur concentration, seul moyen de rester sauf dans la circulation chaotique de la capitale. Mais comment fait Robert ? me dis-je. Qu’est-ce qui anime cet homme laconique ?
– Quel est votre métier de rêve ?
– Moi ? C’est garagiste, c’est tôlier.
– Mécanicien ?
– Ouais.
– Vous pensez que vous allez y arriver ? À réaliser votre rêve ?
– J’y suis pas encore, mais oui.
– Vous arrivez à économiser sur le salaire ?
– Oui, oui.
– Il n’y a vraiment pas de côtés agréables dans ce boulot ?
– Non, c’est juste pour l’argent. On fait ça, c’est tout, c’est comme ça…
Tout chauffeur de taxi européen aime se vanter d’être libre, maître de ses horaires et du choix de ses clients – le taximan de chez moi est un amateur de radio poussée à plein volume, commente l’actu à tout bout de champ et aime décorer son véhicule de perles de bois qui massent le dos et autres gri-gri pendant au rétroviseur. La réalité de Yaoundé m’est apparue tout autre. La nécessité remplace l’orgueil du métier, le mutisme la logorrhée.
Cependant, lorsque vient le moment de faire une photo pour l’article, Robert se retourne vers moi, prend la pose, esquisse – ô miracle – un sourire. J’en prends plusieurs, même si c’est inutile. Je ne veux pas perdre cet instant de grâce – il me semble que Robert trouve de la fierté, finalement, à avoir été interviewé dans l’exercice de son travail.
P.S. : j’ai appris en faisant lire cet article au journaliste camerounais Emmanuel Mbédé que je me trompais sur toute la ligne. Au Cameroun, d’après lui, les taximen ont la langue très bien pendue. Ma couleur de peau les aurait intimidés…
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