054, 156, 012, 345 : je ne compte même plus le nombre de tickets numérotés, dits « marque d’attente » (Wartemarke en allemand) que j’ai eu dans les mains ces derniers mois. Récit en accéléré d’une galère numérotée après la perte d’un emploi à Berlin.
Je résume : fin novembre, ma boss, cette affreuse chèvre, me convoque et me vire.
1er décembre, disciplinée comme une Allemande, je me présente à l’Agence pour l’Emploi de Berlin-Sud avec tous mes papiers bien en ordre. Numéro d’attente 014. On me donne un monceau de paperasse à remplir + on exige que je prouve que j’ai gagné de l’argent sur les dix dernières années (alors que j’ai 30 ans).
Mi-décembre, je reviens avec tout le bordel, numéro d’attente 040. Un papier de la préfecture manque. Je saute dans le bus pour aller le chercher. Numéro d’attente 175, stipulant que 46 personnes attendent avant moi. Je m’endors dans la salle d’attente. Mon papier en main, je retourne à l’Agence pour l’Emploi. Numéro d’attente 013. Je rentre chez moi bredouille : un document français manque.
Février, je reviens 4 fois, baladée entre 4 conseillers différents qui, tous, ne comprennent rien à mon dossier, une de leurs collègues ayant écrit que j’étais « vendeuse » de profession, non diplômée et ne parlant pas l’allemand. Alors que je parle très bien le teuton, que je suis diplômée d’une école de commerce plutôt prestigieuse, et que je travaille dans le cinéma. Numéros d’attente 067, 200, 025, 054.
Début mars, on me fait comprendre que je ne toucherai pas de chômage et que je dois me présenter à l’Agence gérant l’équivalent du RMI, le fameux « Hartz IV » (prononcez « hartsse fir »). Tristes bureaux sentant la misère et le fonctionnaire au bout du rouleau. Dans la salle d’attente, une femme seule au visage gris de fatigue essaie de faire taire sa fille qui hurle d’impatience (ça fait une heure qu’elle est là), deux vieux Turcs discutent très fort dans leur langue, visiblement furieux de devoir poiroter, et un graphiste chaussé de Nike tapote sur son Iphone. Numéro d’attente 078.
Il manque encore un papier qui explique que j’ai le droit de travailler en Allemagne. « Mais je suis citoyenne européenne », protestè-je. « Quand même », réplique la dame ennuyée derrière son comptoir. On m’envoie à l’autre bout de Berlin, dans une zone industrielle où loge un certain Bureau des Étrangers. Numéro d’attente 139. Là-bas, une autre dame lasse me fait comprendre que le papier que je demande ne sert à rien, puisque je suis citoyenne européenne.
Aujourd’hui, quatre mois après ce licenciement abusif, j’ai vu ma vie défiler en numéros lumineux rouges sur un tableau électronique dans une salle d’attente. Je ne touche pas d’argent et ma couverture sociale m’a été retirée.
Je ne suis qu’un exemple moins malchanceux que d’autres de cette sinistre économie du Hartz IV. Cette réforme du marché du travail en Allemagne indemnise les chômeurs à hauteur de 300 euros environ et couvre leurs frais d’habitation. En compensation, ceux-ci doivent se plier à des compromis odieux : inspection scrupuleuse de leurs comptes en banque, et obligation de travailler pour la somme d’un euro par heure pour des employeurs qui profitent largement de ce système. Cependant…
Hartz IV vient tout juste d’être déclaré contraire à la Constitution allemande et va devoir subir un lot de réformes.
Et moi, je viens de retrouver un job.*
Y a de l’espoir.
* Et pour mes lecteurs fidèles : sachez que « I wear only sweat » mon clip contre le travail des enfants dans l’industrie textile a gagné le 4e prix du concours REC A FAIR en Allemagne. Merci pour votre soutien!
Commentaires