J’habite à Berlin et je déteste la bière. (Je suis française et je hais le fromage. J’aime les contradictions, c’est juste.) Vous me direz que vous vous en fichez. Eh bien non, amis lecteurs. A cause de mon mépris pour les bulles au goût étrange de pipi, à cause de ce breuvage roteux que j’ai osé délaisser, j’ai mis en péril la plus grande fête de mes trente dernières années.
Anniversaire symbolique par excellence, celui qui vous met face au miroir avec vos premières rides, qui sonne le glas de l’insouciance, la fête de vos trente ans est une sorte de mise en bière de votre vie de bohème, de vos soirées de dingues, de vos petits jobs au jour le jour et de vos grands rêves artistiques.
C’est le moment où la société attend de vous que vous commenciez à réfléchir à votre horloge biologique, et à mettre en route un rejeton qui portera le nom de famille de votre bien-aimé et un prénom à la mode type Cunégonde ou Théodore. C’est le moment où il va falloir commencer à payer son loyer régulièrement, sinon, ça fait pauv’ fille. Après vos trente ans, si vous avez la prétention d’être une artiste, il vaut mieux pour vos fesses que vous accédiez à une certaine forme de célébrité, même s’il faut pour cela passer dans Perdu de vue avec une perruque et des lunettes noires.
C’est donc plutôt déprimant, d’avoir trente ans. Pour faire semblant que c’est génial, que c’est la teuf les mecs, que cela m’éclate de ne pas correspondre aux critères précités, j’ai organisé une fête à tout péter chez moi.
Un élégant ami a joué une Chaconne de Bach resplendissante au violon, des copains rockeurs de mon cœur ont fait vaciller l’immeuble à coups de percussions, un ami Turc bouddhiste m’a offert des bijoux en plume fabriqués de ses mains au Brésil, mes super copines se sont cotisées pour m’envoyer à Rome, on m’a même rapporté des morceaux de poterie indienne ramassés sur le ranch de Dennis Hopper au Nouveau-Mexique. Je ne plaisante pas.
Tout allait avec allant. Lorsque soudain, je sens que les invités commencent à disparaître. Il n’est que deux heures du matin. Grosse inquiétude! Signe d’une soirée foirée! Un ami allemand me chope dans le couloir et me crie : « Dis donc Manon, y a plus de bière? »
Je hausse les épaules, je montre le bar : soixante bouteilles de vin rouge ou blanc de France et de Navarre, du champagne, du Sekt (mousseux allemand pas bon du tout), du Porto, et de quoi faire des mojitos pour toute la Compagnie Créole. Y a plus de bière? où est le problème?
Malheureuse réponse! Les invités se sont tous carapatés les uns après les autres. A quatre heures du matin, il n’y avait plus que… trois Français et deux Grecs amateurs de pinard. J’étais désespérée.
A Berlin, les pubs de bière utilisent les codes de communication chics du champagne
Nos amis d’Outre-Rhin aiment la bière avec passion. Ils en boivent au déjeuner, avec des saucisses, ils en boivent le soir, avec des saucisses. Ils en boivent dans les soirées punks comme dans les galas de Monsieur l’Ambassadeur. Ils en admirent la robe blonde, la finesse des bulles, le délicat goût d’urine, à mon avis de malt, ils comparent les marques, tout comme nous autres Français nous pâmons pour un Chablis Grand Cru ou un Pommard. Ils la dégustent avec des roulades de boeuf au chou, ils la descendent par carton de six devant un match Bayern Munich-Liverpool.
A Berlin, des rues ont des noms de brasseurs, comme à Reims des musées ont des noms de maisons de champagne. La bière berlinoise de la marque Kindl dispute la part du lion à sa congénère Schultheiss, elle aussi fabriquée à Berlin. Dans les bars, on vous sert une pinte automatiquement. Le petit demi de chez nous, c’est pour les bébés et les filles qui font attention à leur ligne. Dans le métro, les jeunes et les vieux se promènent une bouteille de bière à la main, comme si c’était de l’Evian.
Et moi, j’ai osé n’acheter que six caisses de vingt-quatre bières, ce qui prouve que j’ai encore du chemin à faire pour m’intégrer en Allemagne.
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