Pas une voiture à l’horizon, la route est libre à perte de vue, mais le petit bonhomme du feu de croisement est rouge. Le citoyen allemand restera planté là, dût-il geler par -5 degrés, à attendre qu’on lui donne le feu vert. Malheur à celle (moi) qui osera enfreindre cette règle d’or d’Outre-Rhin !
Amis lecteurs – vous parlez français, donc vous êtes sans doute Français, ou Belges, ou Sénégalais, ou Martiniquais, ou Malgache, ou bien Québécois. Je suis donc certaine que cet article touchera votre cœur sensible qui, comme le mien, aime tant violer les lois de la circulation en ville. Si vous êtes Suisse, je demande votre indulgence.
Les Français qui débarquent à Berlin se gaussent toujours de la discipline des Allemands, et les Teutons s’offusquent de l’insolence des Gaulois. On m’a fait les gros yeux plus d’une fois quand je traversais au rouge – une mère de famille m’a même rappelée à l’ordre, prétendant que j’étais « un mauvais exemple pour ses enfants ». Et bien que je me sois dit plus d’une fois que cette dame avait raison, mes gènes français me poussent à franchir le passage piéton quelle que soit la couleur du feu, pourvu que la voie soit libre.
Mais d’où vient donc cette légendaire auto-discipline germanique, qui fait ressembler bien des cités allemandes à des villages Playmobil aux toits reluisants et aux jardinets astiqués? Souvenons-nous que Lénine avait dit : « Le seul pays où il n’y aura pas la Révolution, c’est l’Allemagne. A cause du panneau Interdit de marcher sur la pelouse devant le Parlement ». Même à Berlin, ville de punks, de drogués et d’artistes, on trie ses ordures, on fait faire pipi à son chien dans le caniveau, et on ne fait pas la vaisselle à l’eau courante.
Chez vous, amis lecteurs, je suis sûre que les gens traversent la rue n’importe quand, du moment qu’une bagnole n’est pas aux aguets et qu’un uniforme ne promène pas son carnet de contraventions dans le coin. Eh bien, ici, à Berlin, il faudrait une alerte nucléaire pour qu’un Allemand ose franchir le passage piéton quand son Ampelmännchen (le célèbre petit bonhomme du feu de croisement à Berlin, réputé dans le monde entier pour son design funky) est rouge.
Pensez-vous, une compatriote de Cyrano et de Depardieu comme moi, ça traverse quand ça veut. Voilà que j’étais à vélo, roulant à la vitesse d’une caravane chargée pour un trajet Amsterdam-Ibiza, donc quasiment à pied, en gros. Le feu allait passer au rouge, je me tâte, regarde à droite, à gauche, oh, bof, personne, allons-y mes gaillards, je m’engage allègrement, grillant un peu le feu allemand.
J’avais pourtant dans mon champ de vision la jolie camionnette verte et blanche de la police. Disons que mon infraction me semblait mineure, minorissime, si j’ose dire. Il me semblait peu probable que les agents s’intéressent au cas d’une blondinette en bonnet à pompon posée sur un vélo de la taille d’un tricycle pour enfants, roulant à 2km/h dans un coin très tranquille.
Deux fonctionnaires empâtés de la ceinture sortent de la camionnette, me somment de présenter mes papiers et me servent un sermon de dix minutes. Me souvenant du précepte de mon ami américain James (« En Allemagne, tu es coupable tant que tu n’as pas prouvé ton innocence »), je fais profil bas, et réponds humblement : « Oui oui, vous avez raison » à tout ce que me disent les uniformes verts. Je me dis que je vais m’en tirer avec un avertissement, comme ce serait le cas avec (presque) n’importe quel fonctionnaire de police de chez nous.
Eh bien non. Une amende de 100 euros. Vous m’étonnez qu’ensuite, les citoyens allemands se tiennent à carreau!
Par la suite, j’ai donc commencé à tester la discipline allemande sur mon propre cas. Je ne traverse qu’au bonhomme vert et je ne grille plus le feu à vélo, même la nuit (!). C’est assez relaxant. On se plante là, au croisement, et on attend que ça passe au vert. On regarde les bus passer, les oiseaux voleter et tout le tralala. Quand c’est mon tour de passer, hop, nous y allons tous ensemble, moi, et mes autres copains disciplinés, dans un élan collectif qui fait bien plaisir à voir.
Parfois, je me dis que c’est aussi une manière de ne plus penser du tout – vert j’y vais, rouge j’y vais pas – et que le citoyen allemand, finalement, a rangé son esprit critique au placard et s’en remet corps et âme à l’État, comme si celui-ci était infaillible.
Mais puisque les oiseaux dans le ciel presque printanier sont jolis, et que l’Ampelmännchen a une bonne bouille… je mets mon mauvais esprit de côté.
Et au moment où j’écris cet article, je découvre celui de Diawara qui raconte la circulation sous un jour bien différent… à lire absolument.
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